et où... avez-vous fait cette perte !

– Je n’en sais rien, monsieur le bourgmestre ; je suis sûr, avant-hier à la couchée, d’avoir pris un peu d’argent dans la bourse et d’avoir vu le portefeuille ; hier, la monnaie de la pièce changée m’a suffi, et je n’ai pas défait mon sac...

– Et hier et aujourd’hui, où votre sac est-il resté !

– Dans la chambre occupée par les enfants ; mais cette nuit...

Dagobert fut interrompu par les pas de quelqu’un qui montait. C’était le Prophète.

Caché dans l’ombre au pied de l’escalier, il avait entendu cette conversation. Il redoutait que la faiblesse du bourgmestre ne nuisît à la complète réussite de ses projets, déjà presque entièrement réalisés.

 

 

XIV

 

La décision

 

Morok portait son bras gauche en écharpe ; après avoir lentement gravi l’escalier, il salua respectueusement le bourgmestre. À l’aspect de la sinistre figure du dompteur de bêtes, Rose et Blanche, effrayées, reculèrent d’un pas et se rapprochèrent du soldat.

Le front de celui-ci se rembrunit ; il sentit de nouveau sourdement bouillonner sa colère contre Morok, cause de ses cruels embarras (il ignorait pourtant que Goliath eût, à l’instigation du Prophète, volé le portefeuille et les papiers).

– Que voulez-vous, Morok ! lui dit le bourgmestre d’un air moitié bienveillant, moitié fâché. Je voulais être seul, je l’avais dit à l’aubergiste.

– Je viens vous rendre un service, monsieur le bourgmestre.

– Un service ?

– Un grand service ; sans cela je ne me serais pas permis de vous déranger. Il m’est venu un scrupule.

– Un scrupule ?

– Oui, monsieur le bourgmestre ; je me suis reproché de ne pas vous avoir dit ce que j’avais à vous dire sur cet homme ; déjà une fausse pitié m’avait égaré.

– Mais enfin, qu’avez-vous à dire ?

Morok s’approcha du juge et lui parla tout bas pendant assez longtemps.

D’abord très étonné, peu à peu la physionomie du bourgmestre devint profondément attentive et soucieuse ; de temps en temps il laissait échapper une exclamation de surprise et de doute, en jetant des regards de côté sur le groupe formé par Dagobert et les deux jeunes filles. À l’expression de ses regards de plus en plus inquiets, scrutateurs et sévères, on voyait facilement que les paroles secrètes du Prophète changeaient progressivement l’intérêt que le magistrat avait ressenti pour les orphelines et pour le soldat en un sentiment rempli de défiance et d’hostilité.

Dagobert s’aperçut de ce revirement soudain ; ses craintes, un instant calmées, revinrent plus vives que jamais. Rose et Blanche, interdites, et ne comprenant rien à cette scène muette, regardaient le soldat avec une anxiété croissante.

– Diable !... dit le bourgmestre en se levant brusquement, je n’avais pas songé à tout cela ; où donc avais-je la tête ? Mais que voulez-vous, Morok ? lorsqu’on vient au milieu de la nuit vous éveiller, on n’a pas toute sa liberté d’esprit ; c’est un grand service que vous me rendez là, vous me le disiez bien.

– Je n’affirme rien, cependant...

– C’est égal, il y a mille à parier contre un que vous avez raison.

– Ce n’est qu’un soupçon fondé sur quelques circonstances ; mais enfin un soupçon...

– Peut mettre sur la voie de la vérité... Et moi qui allais, comme un oison, donner dans le piège... Encore une fois, où avais-je donc la tête ?...

– Il est si difficile de se défendre de certaines apparences...

– À qui le dites-vous, mon cher Morok, à qui le dites-vous ?

Pendant cette conversation mystérieuse, Dagobert était au supplice ; il pressentait vaguement qu’un violent orage allait éclater ; il ne songeait qu’à une chose, à maîtriser encore sa colère.

Morok s’approcha du juge en lui désignant du regard les orphelines ; il recommença de lui parler bas.

– Ah ! s’écria le bourgmestre avec indignation, vous allez trop loin.

– Je n’affirme rien... se hâta de dire Morok, c’est une simple présomption fondée sur...

Et de nouveau il approcha ses lèvres de l’oreille du juge.

– Après tout, pourquoi non ? reprit le juge en levant les mains au ciel, ces gens-là sont capables de tout ; il dit aussi qu’il vient de la Sibérie avec elles ; qui prouve que ce n’est pas un amas d’impudents mensonges ? Mais on ne me prend pas deux fois pour dupe, s’écria le bourgmestre d’un ton courroucé ; car, ainsi que tous les gens d’un caractère versatile et faible, il était sans pitié pour ceux qu’il croyait capables d’avoir surpris son intérêt.

– Ne vous hâtez pourtant pas de juger... ne donnez pas surtout à mes paroles plus de poids qu’elles n’en ont, reprit Morok avec une componction et une humilité hypocrites, ma position envers cet homme, et il désigna Dagobert, est malheureusement si fausse, que l’on pourrait croire que j’agis par ressentiment du mal qu’il m’a fait ; peut-être même est-ce que j’agis ainsi à mon insu... tandis que je crois au contraire n’être guidé que par l’amour de la justice, l’horreur du mensonge et le respect de notre sainte religion. Enfin... qui vivra... verra... Que le Seigneur me pardonne si je me suis trompé ; en tout cas, la justice prononcera ; au bout d’un mois ou deux ils seront libres, s’ils sont innocents.

– C’est pour cela qu’il n’y a pas à hésiter ; c’est une simple mesure de prudence, et ils n’en mourront pas. D’ailleurs, plus j’y songe, plus cela me paraît vraisemblable ; oui, cet homme doit être un espion ou un agitateur français ; si je rapproche mes soupçons de cette manifestation des étudiants de Francfort...

– Et, dans cette hypothèse, pour monter, pour exalter la tête de ces jeunes fous, il n’est rien de tel que...

Et d’un regard rapide, Morok désigna les deux sœurs ; puis, après un instant de silence significatif, il ajouta avec un soupir :

– Pour le démon, tout moyen est bon...

– Certainement, ce serait odieux, mais parfaitement imaginé...

– Et puis enfin, monsieur le bourgmestre, examinez-le attentivement, et vous verrez que cet homme a une figure dangereuse... Voyez...

En parlant ainsi, toujours à voix basse, Morok venait de désigner évidemment Dagobert.

Malgré l’empire que celui-ci exerçait sur lui-même, la contrainte où il se trouvait depuis son arrivée dans cette auberge maudite, et surtout depuis le commencement de la conversation de Morok et du bourgmestre, finissait par être au-dessus de ses forces ; d’ailleurs, il voyait clairement que ses efforts pour se concilier l’intérêt du juge venaient d’être complètement ruinés par la fatale influence du dompteur de bêtes ; aussi, perdant patience, il s’approcha de celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, et lui dit d’une voix encore contenue :

– C’est de moi que vous venez de parler tout bas à M. le bourgmestre !

– Oui, dit Morok en le regardant fixement.

– Pourquoi n’avez-vous pas parlé tout haut ?

L’agitation presque convulsive de l’épaisse moustache de Dagobert, qui, après avoir dit ces paroles, regarda à son tour Morok entre les deux yeux, annonçait qu’un violent combat se livrait en lui. Voyant son adversaire garder un silence moqueur, il lui dit d’une voix plus haute :

– Je vous demande pourquoi vous parlez bas à M. le bourgmestre quand il s’agit de moi ?

– Parce qu’il y a des choses honteuses que l’on rougirait de dire tout haut, répondit Morok avec insolence.

Dagobert avait tenu jusqu’alors ses bras croisés. Tout à coup il les tendit violemment en serrant les poings... Ce brusque mouvement fut si expressif, que les deux sœurs jetèrent un cri d’effroi en se rapprochant de lui.

– Tenez, monsieur le bourgmestre, dit le soldat, les dents serrées par la colère, que cet homme s’en aille... ou je ne réponds plus de moi.

– Comment ! dit le bourgmestre avec hauteur, des ordres à moi... Vous osez...

– Je vous dis de faire descendre cet homme, reprit Dagobert hors de lui, ou il arrivera quelque malheur !

– Dagobert... mon Dieu !... calme-toi, s’écrièrent les enfants en lui prenant les mains.

– Il vous sied bien, misérable vagabond, pour ne pas dire plus, de commander ici ! reprit enfin le bourgmestre furieux.