Ah ! vous croyez que pour m’abuser il suffit de dire que vous avez perdu vos papiers ! Vous avez beau traîner avec vous ces deux jeunes filles, qui, malgré leur air innocent... pourraient bien n’être que...
– Malheureux ! s’écria Dagobert en interrompant le bourgmestre d’un regard si terrible, que le juge n’osa pas achever.
Le soldat prit les enfants par le bras, et, sans qu’elles eussent pu dire un mot, il les fit, en une seconde, entrer dans la chambre ; puis, fermant la porte, mettant la clef dans sa poche, il revint précipitamment vers le bourgmestre qui, effrayé de l’attitude et de la physionomie du vétéran, recula de deux pas en arrière et se tint d’une main à la rampe de l’escalier.
– Écoutez-moi bien, vous ! dit le soldat en saisissant le juge par le bras. Tantôt, ce misérable m’a insulté... et il montra Morok. J’ai tout supporté... il s’agissait de moi. Tout à l’heure, j’ai écouté patiemment vos sornettes, parce que vous avez eu l’air un moment de vous intéresser à ces malheureuses enfants ; mais puisque vous n’avez ni cœur, ni pitié, ni justice... je vous préviens, moi, que tout bourgmestre que vous êtes... je vous crosserai comme j’ai crossé ce chien, et il montra de nouveau le Prophète, si vous avez le malheur de ne pas parler de ces deux jeunes filles comme vous parleriez de votre enfant... entendez-vous !
– Comment... vous osez dire... s’écria le bourgmestre balbutiant de colère, que si je parle de ces deux aventurières...
– Chapeau bas !... quand on parle des filles du maréchal duc de Ligny ! s’écria le soldat en arrachant le bonnet du bourgmestre et le jetant à ses pieds.
À cette agression, Morok tressaillit de joie. En effet, Dagobert, exaspéré, renonçant à tout espoir, se laissait malheureusement aller à la violence de son caractère, si péniblement contenue depuis quelques heures.
Lorsque le bourgmestre vit son bonnet à ses pieds, il regarda le dompteur de bêtes avec stupeur, comme s’il hésitait à croire à une pareille énormité.
Dagobert, regrettant son emportement, sachant qu’il ne lui restait aucun moyen de conciliation, jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et, reculant de quelques pas, gagna ainsi les premières marches de l’escalier.
Le bourgmestre se tenait debout, à côté du banc, dans un angle du palier ; Morok, le bras en écharpe, afin de donner une plus sérieuse apparence à sa blessure, était auprès du magistrat. Celui-ci, trompé par le mouvement de retraite de Dagobert, s’écria :
– Ah ! tu crois échapper après avoir osé porter la main sur moi... vieux misérable ! !
– Monsieur le bourgmestre... pardonnez-moi... C’est un mouvement de vivacité que je n’ai pu maîtriser ; je me reproche cette violence, dit Dagobert d’une voix repentante, en baissant humblement la tête.
– Pas de pitié pour toi... malheureux ! Tu veux recommencer à m’attendrir avec ton air câlin ! mais j’ai pénétré tes secrets desseins... Tu n’es pas ce que tu parais être, et il pourrait bien y avoir une affaire d’État au fond de tout ceci, ajouta le magistrat d’un ton extrêmement diplomatique. Tous moyens sont bons pour les gens qui voudraient mettre l’Europe en feu.
– Je ne suis qu’un pauvre diable... monsieur le bourgmestre... Vous avez si bon cœur, ne soyez pas impitoyable !...
– Ah ! tu m’arraches mon bonnet !
– Mais vous, ajouta le soldat en se tournant vers Morok, vous qui êtes cause de tout... ayez pitié de moi... ne montrez pas de rancune... Vous qui êtes un saint homme, dites au moins un mot en ma faveur à monsieur le bourgmestre.
– Je lui ai dit... ce que je devais lui dire... répondit ironiquement Morok.
– Ah ! ah ! te voilà bien penaud à cette heure, vieux vagabond... Tu croyais m’abuser par tes jérémiades, reprit le bourgmestre en s’avançant vers Dagobert ; Dieu merci ! je ne suis plus ta dupe... Tu verras qu’il y a à Leipzig de bons cachots pour les agitateurs français et pour les coureuses d’aventures, car tes donzelles ne valent pas mieux que toi...
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