Allons, ajouta-t-il d’un ton important, en gonflant ses joues, allons, descends devant moi... Quant à toi, Morok, tu vas...
Le bourgmestre ne put achever. Depuis quelques minutes, Dagobert ne cherchait qu’à gagner du temps ; il étudiait du coin de l’œil une porte entr’ouverte faisant face, sur le palier, à la chambre occupée par les orphelines ; trouvant le moment favorable, il s’élança, rapide comme la foudre, sur le bourgmestre, le prit à la gorge et le jeta si rudement contre la porte entrebâillée, que le magistrat, stupéfait de cette brusque attaque, ne pouvant dire une parole ni pousser un cri, alla rouler au fond de la chambre complètement obscure. Puis, se retournant vers Morok, qui, le bras en écharpe, et voyant l’escalier libre, s’y précipitait, le soldat le rattrapa par sa longue chevelure flottante, l’attira à lui, l’enlaça dans ses bras de fer, lui mit la main sur la bouche pour étouffer ses cris, et, malgré sa résistance désespérée, le poussa, le traîna dans la chambre au fond de laquelle le bourgmestre gisait déjà confus et étourdi.
Après avoir fermé la porte à double tour, et mis la clef dans sa poche, Dagobert, en deux bonds, descendit l’escalier qui aboutissait à un couloir donnant sur la cour. La porte de l’auberge était fermée ; impossible de sortir de ce côté. La pluie tombait à torrents ; il vit, à travers les carreaux d’une salle basse, éclairés par la lueur du feu, l’hôte et ses gens attendant la décision du bourgmestre. Verrouiller la porte du couloir, et intercepter ainsi toute communication avec la cour, ce fut pour le soldat l’affaire d’une seconde, et il remonta rapidement rejoindre les orphelines.
Morok, revenu à lui, appelait à l’aide de toutes ses forces ; mais lors même que ses cris auraient pu être entendus malgré la distance, le bruit du vent et de la pluie les eût étouffés. Dagobert avait donc environ une heure à lui, car il fallait assez de temps pour que l’on s’étonnât de la longueur de son entretien avec le magistrat ; et une fois les soupçons ou les craintes éveillés, il fallait encore briser les deux portes, celle qui fermait le couloir de l’escalier et celle de la chambre où étaient renfermés le bourgmestre et le Prophète.
– Mes enfants, il s’agit de prouver que vous avez du sang de soldat dans les veines, dit Dagobert en entrant brusquement chez les jeunes filles, épouvantées du bruit qu’elles entendaient depuis quelques moments.
– Mon Dieu ! Dagobert, qu’arrive-t-il ? s’écria Blanche.
– Que veux-tu que nous fassions ? reprit Rose.
Sans répondre, le soldat courut au lit, en retira les draps, les noua rapidement ensemble, fit un gros nœud à l’un des bouts, qu’il plaça sur la partie supérieure du vantail gauche de la fenêtre, préalablement entr’ouvert, et ensuite refermé. Intérieurement retenu par la grosseur du nœud, qui ne pouvait passer entre le vantail et l’encadrement de la croisée, le drap se trouvait ainsi solidement fixé ; son autre extrémité, flottant en dehors, atteignait le sol. Le second battant de la fenêtre, restant ouvert, laissait aux fugitifs un passage suffisant.
Le vétéran prit alors son sac, la valise des enfants, la pelisse de peau de renne, jeta le tout par la croisée, fit un signe à Rabat-Joie et l’envoya, pour ainsi dire, garder ces objets. Le chien n’hésita pas, d’un bond il disparut.
Rose et Blanche, stupéfaites, regardaient Dagobert sans prononcer une parole.
– Maintenant, mes enfants, leur dit-il, les portes de l’auberge sont fermées... du courage...
Et leur montrant la fenêtre :
– Il faut passer par là, ou nous sommes arrêtés, mis en prison... vous d’un côté... moi de l’autre, et notre voyage est flambé.
– Arrêtés !... mis en prison ! s’écria Rose.
– Séparées de toi ! s’écria Blanche.
– Oui, mes pauvres petites ! On a tué Jovial... Il faut nous sauver à pied, et tâcher de gagner Leipzig... Lorsque vous serez fatiguées, je vous porterai tour à tour, et quand je devrais mendier sur la route, nous arriverons... Mais un quart d’heure plus tard, et tout est perdu... Allons, enfants, ayez confiance en moi... Montrez que les filles du général Simon ne sont pas poltronnes... et il nous reste encore de l’espoir.
Par un mouvement sympathique, les deux sœurs se prirent par la main comme si elles eussent voulu s’unir contre le danger ; leurs charmantes figures, pâlies par tant d’émotions, exprimèrent alors une résolution naïve qui prenait sa source dans leur foi aveugle au dévouement du soldat.
– Sois tranquille, Dagobert... nous n’aurons pas peur, dit Rose d’une voix ferme.
– Ce qu’il faut faire... nous le ferons, ajouta Blanche d’une voix non moins assurée.
– J’en étais sûr !... s’écria Dagobert, bon sang ne peut mentir... En route, vous ne pesez pas plus que des plumes, le drap est solide, il y a huit pieds à peine de la fenêtre en bas... et Rabat-Joie vous y attend...
– C’est à moi de passer la première, je suis l’aînée aujourd’hui ! s’écria Rose après avoir tendrement embrassé Blanche.
Et elle courut vers la fenêtre, voulant, s’il y avait quelque péril à descendre d’abord, s’y exposer à la place de sa sœur.
Dagobert devina facilement la cause de cet empressement.
– Chères enfants, leur dit-il, je vous comprends, mais ne craignez rien l’une pour l’autre, il n’y a aucun danger... j’ai attaché moi-même le drap... Allons vite, ma petite Rose.
Légère comme un oiseau, la jeune fille monta sur l’appui de la fenêtre ; puis, bien soutenue par Dagobert, elle saisit le drap, et se laissa glisser doucement d’après les recommandations du soldat, qui, le corps penché en dehors, l’encourageait de la voix.
– Ma sœur... n’aie pas peur... dit la jeune fille à voix basse, dès qu’elle eut touché le sol, c’est très facile de descendre comme cela ; Rabat-Joie est là qui me lèche les mains.
Blanche ne se fit pas attendre ; aussi courageuse que sa sœur, elle descendit avec le même bonheur.
– Chères petites créatures, qu’ont-elles fait pour être si malheureuses ?...
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