Mille tonnerres ! ! ! il y a donc un sort maudit sur cette famille-là ? s’écria Dagobert le cœur brisé, en voyant disparaître la pâle et douce figure de la jeune fille au milieu des ténèbres de cette nuit profonde, que de violentes rafales de vent et des torrents de pluie rendaient plus sinistre encore.
– Dagobert, nous t’attendons. Viens vite... dirent à voix basse les orphelines, réunies au pied de la fenêtre.
Grâce à sa grande taille, le soldat sauta, plutôt qu’il se laissa glisser à terre.
Dagobert et les deux jeunes filles avaient, depuis un quart d’heure à peine, quitté en fugitifs l’auberge du Faucon Blanc, lorsqu’un violent craquement retentit dans la maison. La porte avait cédé aux efforts du bourgmestre et de Morok, qui s’étaient servis d’une lourde table pour bélier.
Guidés par la lumière, ils accoururent dans la chambre des orphelines, alors déserte.
Morok vit les draps flotter au dehors, il s’écria :
– Monsieur le bourgmestre... c’est par la fenêtre qu’ils se sont sauvés ; ils sont à pied... par cette nuit orageuse et noire, ils ne peuvent être loin.
– Sans doute... nous les rattraperons... Misérables vagabonds !... Oh !... je me vengerai... Vite, Morok... il y va de ton honneur et du mien...
– De mon honneur !... Il y va de plus que cela pour moi, monsieur le bourgmestre, répondit le prophète d’un ton courroucé ; puis, descendant rapidement l’escalier, il ouvrit la porte de la cour, et s’écria d’une voix retentissante :
– Goliath, déchaîne les chiens !... et vous, l’hôte, des lanternes, des perches... Armez vos gens... faites ouvrir les portes ! Courons après les fugitifs ; ils ne peuvent nous échapper... il nous les faut... morts ou vifs.
Les messagers[1]
Morok, le dompteur de bêtes, voyant Dagobert privé de son cheval, dépouillé de ses papiers, de son argent, et le croyant ainsi hors d’état de continuer sa route, avait, avant l’arrivée du bourgmestre, envoyé Karl à Leipzig, porteur d’une lettre que celui-ci devait immédiatement mettre à la poste.
L’adresse de cette lettre était ainsi conçue :
À monsieur Rodin, rue du Milieu-des-Ursins, n° 11
à Paris.
Vers le milieu de cette rue solitaire, assez ignorée, située au-dessous du niveau du quai Napoléon, où elle débouche non loin de Saint-Landry, il existait alors une maison de modeste apparence, élevée au fond d’une cour sombre, étroite, et isolée de la rue par un petit bâtiment de façade, percé d’une porte cintrée et de deux croisées garnies d’épais barreaux de fer.
Rien de plus simple que l’intérieur de cette silencieuse demeure, ainsi que le démontrait l’ameublement d’une assez grande salle au rez-de-chaussée du corps de logis principal. De vieilles boiseries grises couvraient les murs ; le sol, carrelé, était peint en rouge et soigneusement ciré ; des rideaux de calicot blanc se drapaient aux croisées. Une sphère de quatre pieds de diamètre environ, placée sur un piédestal de chêne massif à l’extrémité de la chambre, faisait face à la cheminée. Sur ce globe d’une grande échelle, on remarquait une foule de petites croix rouges disséminées sur toutes les parties du monde : du nord au sud, du levant au couchant, depuis les pays les plus barbares, les îles les plus lointaines, jusqu’aux nations les plus civilisées, jusqu’à la France, il n’y avait pas une contrée qui n’offrît plusieurs endroits marqués de ces petites croix rouges servant évidemment de signes indicateurs ou de points de repère. Devant une table de bois noir, chargée de papiers et adossée au mur à proximité de la cheminée, une chaise était vide ; plus loin, entre les deux fenêtres, on voyait un grand bureau de noyer, surmonté d’étagères remplies de cartons.
À la fin du mois d’octobre 1831, vers les huit heures du matin, assis à ce bureau, un homme écrivait. Cet homme était M. Rodin, le correspondant de Morok, le dompteur de bêtes.
Âgé de cinquante ans, il portait une vieille redingote olive, râpée, au collet graisseux, un mouchoir à tabac pour cravate, un gilet et un pantalon de drap noir qui montraient la corde. Ses pieds, chaussés de gros souliers huilés, reposaient sur un petit carré de tapis vert placé sur le carreau rouge et brillant. Ses cheveux gris s’aplatissaient sur ses tempes et couronnaient son front chauve ; ses sourcils étaient à peine indiqués ; sa paupière supérieure, flasque et retombante comme la membrane qui voile à demi les yeux des reptiles, cachait à moitié son petit œil vif et noir ; ses lèvres minces, absolument incolores, se confondaient avec la teinte blafarde de son visage maigre, au nez pointu, au menton pointu. Ce masque livide, pour ainsi dire sans lèvres, semblait d’autant plus étrange qu’il était d’une immobilité sépulcrale ; sans le mouvement rapide des doigts de M. Rodin qui, courbé sur son bureau, faisait grincer sa plume, on l’eût pris pour un cadavre.
À l’aide d’un chiffre (alphabet secret) placé devant lui, il transcrivait, d’une manière inintelligible pour qui n’eût pas possédé la clef de ces signes, certains passages d’une longue feuille d’écriture. Au milieu de ce silence profond, par un jour bas et sombre qui faisait paraître plus triste encore cette grande pièce froide et nue, il y avait quelque chose de sinistre à voir cet homme, à figure glacée, écrire en caractères mystérieux.
Huit heures sonnèrent. Le marteau de la porte cochère retentit sourdement, puis un timbre frappa deux coups ; plusieurs portes s’ouvrirent, se fermèrent, et un nouveau personnage entra dans cette chambre.
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