À sa vue, M. Rodin se leva, mit sa plume entre ses doigts, salua d’un air profondément soumis, et se remit à sa besogne sans prononcer une parole.

Ces deux personnages offraient un contraste frappant. Le nouveau venu, plus âgé qu’il ne le paraissait, semblait avoir au plus trente-six ou trente-huit ans ; il était d’une taille élégante et élevée : on aurait difficilement soutenu l’éclat de sa large prunelle grise, brillante comme de l’acier. Son nez large à sa racine, se terminait par un méplat carrément accusé. Son menton prononcé étant partout rasé, les tons bleuâtres de sa barbe, fraîchement coupée, contrastaient avec le vif incarnat de ses lèvres et la blancheur de ses dents, qu’il avait très belles. Lorsqu’il ôta son chapeau pour prendre sur la petite table un bonnet de velours noir, il laissa voir une chevelure châtain clair que les années n’avaient pas encore argentée. Il était vêtu d’une longue redingote militairement boutonnée jusqu’au cou. Le regard profond de cet homme, son front largement coupé, révélaient une grande intelligence, tandis que le développement de sa poitrine et de ses épaules annonçait une vigoureuse organisation physique ; enfin, la distinction de sa tournure, le soin avec lequel il était ganté et chaussé, le léger parfum qui s’exhalait de sa chevelure, trahissaient ce qu’on appelle l’homme du monde, et donnaient à penser qu’il avait pu ou qu’il pouvait encore prétendre à tous les genres de succès, depuis les plus frivoles jusqu’aux plus sérieux.

De cet accord si rare à rencontrer, force d’esprit, force de corps et extrême élégance de manières, il résultait un ensemble d’autant plus remarquable, que ce qu’il y aurait eu de trop dominateur dans la partie supérieure de cette figure énergique était, pour ainsi dire, adouci, tempéré par l’affabilité d’un sourire constant, mais non pas uniforme ; car, selon l’occasion, ce sourire, tour à tour affectueux ou malin, cordial ou gai, discret ou prévenant, augmentait encore le charme insinuant de cet homme, que l’on n’oubliait jamais dès qu’une seule fois on l’avait vu. Néanmoins, malgré tant d’avantages réunis, et quoiqu’il vous laissât presque toujours sous l’influence de son irrésistible séduction, ce sentiment était mélangé d’une vague inquiétude, comme si la grâce et l’exquise urbanité des manières de ce personnage, l’enchantement de sa parole, ses flatteries délicates, l’aménité caressante de son sourire eussent caché quelque piège insidieux. L’on se demandait enfin, tout en cédant à une sympathie involontaire, si l’on était attiré vers le bien... ou vers le mal.

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M. Rodin, secrétaire du nouveau venu, continuait d’écrire.

– Y a-t-il des lettres de Dunkerque, Rodin ? lui demanda son maître.

– Le facteur n’est pas encore arrivé.

– Sans être positivement inquiet de la santé de ma mère, puisqu’elle est en convalescence, reprit l’autre, je ne serai tout à fait rassuré que par une lettre de Mme la princesse de Saint-Dizier... mon excellente amie... Enfin, ce matin, j’aurai de bonnes nouvelles, je l’espère...

– C’est à désirer, dit le secrétaire aussi humble, aussi soumis que laconique et impassible.

– Certes, c’est à désirer, reprit son maître, car un des meilleurs jours de ma vie a été celui où la princesse de Saint-Dizier m’a appris que cette maladie, aussi brusque que dangereuse, avait heureusement cédé aux bons soins dont ma mère est entourée... par elle... Sans cela je partais à l’instant pour la terre de la princesse, quoique ma présence soit ici bien nécessaire...

Puis s’approchant du bureau de son secrétaire, il ajouta :

– Le dépouillement de la correspondance étrangère est-il fait ?

– En voici l’analyse...

– Les lettres sont toujours venues sous enveloppe aux demeures indiquées... et apportées ici selon mes ordres ?

– Toujours...

– Lisez-moi l’analyse de cette correspondance : s’il y a des lettres auxquelles je doive répondre moi-même, je vous le dirai.

Et le maître de Rodin commença de se promener de long en large dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, dictant à mesure des observations que Rodin notait soigneusement.

Le secrétaire prit un dossier assez volumineux et commença ainsi :

– Don Ramon Olivarès accuse de Cadix réception de la lettre numéro 19 ; il s’y conformera et niera toute participation à l’enlèvement.

– Bien ! à classer.

– Le comte Romanof de Riga se trouve dans une position embarrassée.

– Dire à Duplessis d’envoyer un secours de cinquante louis ; j’ai autrefois servi comme capitaine dans le régiment du comte, et depuis il a donné d’excellents avis.

– On a reçu à Philadelphie la dernière cargaison d’Histoires de France expurgées à l’usage des fidèles ; on en redemande, la première étant épuisée.

– Prendre note, en écrire à Duplessis... Poursuivez.

– M. Spindler envoie de Namur le rapport secret demandé sur M. Ardouin.

– À analyser...

– M. Ardouin envoie de la même ville le rapport secret demandé sur N. Spindler.

– À analyser...

– Le docteur Van Ostadt, de la même ville, envoie une note confidentielle sur MM. Spindler et Ardouin.

– À comparer... Poursuivez.

– Le comte Malipierri, de Turin, annonce que la donation de trois cent mille francs est signée.

– En prévenir Duplessis... Ensuite ?

– Don Stanislas vient de partir des eaux de Baden avec la reine Marie-Ernestine. Il donne avis que Sa Majesté recevra avec gratitude les avis qu’on lui annonce, et y répondra de sa main.

– Prenez note... J’écrirai moi-même à la reine.

Pendant que Rodin inscrivait quelques notes en marge du papier qu’il tenait, son maître, continuant de se promener de long en large dans la chambre, se trouva en face de la grande mappemonde marquée de petites croix rouges ; un instant il la contempla d’un air pensif.

Rodin continua :

– D’après l’état des esprits dans certaines parties de l’Italie, où quelques agitateurs ont les yeux tournés vers la France, le père Orsini écrit de Milan qu’il serait très important de répandre à profusion dans ce pays un petit livre dans lequel les Français, nos compatriotes, seraient présentés comme impies et débauchés... pillards et sanguinaires...

– L’idée est excellente, on pourra exploiter habilement les excès commis par les nôtres en Italie pendant les guerres de la République... Il faudra charger Jacques Dumoulin d’écrire ce petit livre. Cet homme est pétri de bile, de fiel et de venin ; le pamphlet sera terrible...