D’ailleurs je donnerai quelques notes ; mais qu’on ne paye Jacques Dumoulin qu’après la remise du manuscrit...

– Bien entendu... si on le soldait d’avance, il serait ivre-mort pendant huit jours dans quelque mauvais lieu. C’est ainsi qu’il a fallu lui payer deux fois son virulent factum contre les tendances panthéistes de la doctrine philosophique du professeur Martin.

– Notez... et continuez.

– Le négociant annonce que le commis est sur le point d’envoyer le banquier rendre ses comptes devant qui de droit...

Après avoir accentué ces mots d’une façon particulière, Rodin dit à son maître :

– Vous comprenez ?...

– Parfaitement... dit l’autre en tressaillant. Ce sont les expressions convenues... Ensuite ?

– Mais le commis, reprit le secrétaire, est retenu par un dernier scrupule.

Après un moment de silence, pendant lequel ses traits se contractèrent péniblement, le maître de Rodin reprit :

– Continuer d’agir sur l’imagination du commis par le silence et la solitude, puis lui faire relire la liste des cas où le régicide est autorisé et absous... Continuez.

– La femme Sydney écrit de Dresde qu’elle attend les instructions. De violentes scènes de jalousie ont encore éclaté entre le père et le fils à son sujet ; mais dans ces nouveaux épanchements de haine mutuelle, dans ces confidences que chacun lui faisait contre son rival, la femme Sydney n’a encore rien trouvé qui ait trait aux renseignements qu’on lui demande. Elle a pu jusqu’ici éviter de se décider pour l’un ou pour l’autre ; mais si cette situation se prolonge, elle craint d’éveiller leurs soupçons. Qui doit-elle préférer, du père ou du fils ?

– Le fils... Les ressentiments de la jalousie seront bien plus violents, bien plus cruels chez ce vieillard ; et pour se venger de la préférence accordée à son fils, il dira peut-être ce que tous deux ont tant d’intérêt à cacher... Ensuite ?

– Depuis trois ans, deux servantes d’Ambrosius, que l’on a placées dans cette petite paroisse des montagnes du Valais, ont disparu, sans qu’on sache ce qu’elles sont devenues. Une troisième vient d’avoir le même sort. Les protestants du pays s’émeuvent, parlent de meurtre... de circonstances épouvantables...

– Jusqu’à preuve évidente, complète du fait, que l’on défende Ambrosius contre ces infâmes calomnies d’un parti qui ne recule jamais devant les inventions les plus monstrueuses... Continuez.

– Thompson, de Liverpool, est enfin parvenu à faire entrer Justin comme homme de confiance chez lord Steward, riche catholique irlandais dont la tête s’affaiblit de plus en plus.

– Une fois le fait vérifié, cinquante louis de gratification à Thompson, prenez note pour Duplessis... Poursuivez.

– Frank Dichestein, de Vienne, reprit Rodin, annonce que son père vient de mourir du choléra dans un petit village à quelques lieues de cette ville, car l’épidémie continue d’avancer lentement, venant du nord de la Russie par la Pologne...

– C’est vrai, dit le maître de Rodin en interrompant ; puisse le terrible fléau ne pas continuer sa marche effrayante et épargner la France !...

– Frank Dichestein, reprit Rodin, annonce que ses deux frères sont décidés à attaquer la donation faite par son père, mais que lui est d’un avis opposé.

– Consulter les deux personnes chargées du contentieux... Ensuite ?

– Le cardinal prince d’Amalli se conformera aux trois premiers points du mémoire. Il demande à faire ses réserves pour le quatrième point.

– Pas de réserves... acceptation pleine et absolue ; sinon la guerre : et notez-le bien, entendez-vous ? une guerre acharnée, sans pitié ni pour lui ni pour ses créatures... Ensuite ?

– Fra Paolo annonce que le patriote Boccari, chef d’une société secrète très redoutable, désespéré de voir ses amis l’accuser de trahison par suite des soupçons que lui, Fra Paolo, avait adroitement jetés dans leur esprit, s’est donné la mort.

– Boccari ! ! est-ce possible ?... Boccari !... le patriote Boccari !... cet ennemi si dangereux ? s’écria le maître de Rodin.

– Le patriote Boccari... répéta le secrétaire, toujours impassible.

– Dire à Duplessis d’envoyer un mandat de vingt-cinq louis à Fra Paolo... Prenez note.

– Haussmann annonce que la danseuse française Albertine Ducomet est la maîtresse du prince régnant : elle a sur lui la plus complète influence ; on pourrait donc par elle arriver sûrement au but qu’on se propose ; mais cette Albertine est dominée par son amant, condamné en France comme faussaire, et elle ne fait rien sans le consulter.

– Ordonner à Haussmann de s’aboucher avec cet homme ; si ses prétentions sont raisonnables, y accéder ; s’informer si cette fille n’a pas quelques parents à Paris.

– Le duc d’Orbano annonce que le roi son maître autorisera le nouvel établissement proposé, mais aux conditions précédemment notifiées.

– Pas de conditions, une franche adhésion ou un refus positif... On reconnaît ainsi ses amis et ses ennemis. Plus les circonstances sont défavorables, plus il faut montrer de fermeté et imposer par là confiance en soi.

– Le même annonce que le corps diplomatique tout entier continue d’appuyer les réclamations du père de cette jeune fille protestante qui ne veut quitter le couvent où elle a trouvé asile et protection que pour épouser son amant contre la volonté de son père.

– Ah !... le corps diplomatique continue de réclamer au nom de ce père ?

– Il continue...

– Alors, continuer de lui répondre que le pouvoir spirituel n’a rien à démêler avec le pouvoir temporel.

À ce moment le timbre de la porte d’entrée frappa deux coups.

– Voyez ce que c’est, dit le maître de Rodin.

Celui-ci se leva et sortit.