Son maître continua de se promener, pensif d’un bout à l’autre de la chambre. Ses pas l’ayant encore amené auprès de l’énorme sphère, il s’y arrêta. Pendant quelque temps il contempla, dans un profond silence, les innombrables petites croix rouges qui semblaient couvrir d’un immense réseau toutes les contrées de la terre. Songeant sans doute à l’invisible action de son pouvoir, qui paraissait s’étendre sur le monde entier, les traits de cet homme s’animèrent, sa large prunelle grise étincela, ses narines se gonflèrent, sa mâle figure prit une incroyable expression d’énergie, d’audace et de superbe. Le front altier, la lèvre dédaigneuse, il s’approcha de la sphère et appuya sa vigoureuse main sur le pôle... À cette puissante étreinte, à ce mouvement impérieux, possessif, on aurait dit que cet homme se croyait sûr de dominer ce globe, qu’il contemplait de toute la hauteur de sa grande taille et sur lequel il posait sa main d’un air si fier, si audacieux. Alors il ne souriait pas. Son large front se plissait d’une manière formidable, son regard menaçait ; l’artiste qui aurait voulu peindre le démon de l’orgueil et de la domination n’aurait pu choisir un plus effrayant modèle. Lorsque Rodin rentra, la figure de son maître avait repris son expression habituelle.
– C’est le facteur, dit Rodin en montrant les lettres qu’il tenait à la main, il n’y a rien de Dunkerque...
– Rien ! ! ! s’écria son maître.
Et sa douloureuse émotion contrastait singulièrement avec l’expression hautaine et implacable que son visage avait naguère.
– Rien ! ! ! aucune nouvelle de ma mère ! reprit-il ; encore trente-six heures d’inquiétude.
– Il me semble que si Mme la princesse avait eu de mauvaises nouvelles à donner, elle eût écrit ; probablement le mieux continue...
– Vous avez sans doute raison, Rodin ; mais il n’importe... je ne suis pas tranquille... Si demain je n’ai pas de nouvelles complètement rassurantes, je partirai pour la terre de la princesse... Pourquoi faut-il que ma mère ait voulu aller passer l’automne dans ce pays !... Je crains que les environs de Dunkerque ne soient pas sains pour elle...
Après un moment de silence il ajouta, en continuant de se promener :
– Enfin... voyez ces lettres... d’où sont-elles ?...
Rodin, après avoir examiné leur timbre, répondit :
– Sur les quatre, il y en a trois relatives à la grande et importante affaire des médailles...
– Dieu soit loué !... pourvu que les nouvelles soient favorables, s’écria le maître de Rodin avec une expression d’inquiétude qui témoignait de l’extrême importance qu’il attachait à cette affaire.
– L’une, de Charlestown, est sans doute relative à Gabriel le missionnaire, répondit Rodin ; l’autre, de Batavia, a sans doute rapport à l’Indien Djalma... Celle-ci est de Leipzig... Sans doute elle confirme celle d’hier, où ce dompteur de bêtes féroces, nommé Morok, annonçait que, selon les ordres qu’il avait reçus, et sans qu’on pût l’accuser en rien, les filles du général Simon ne pourraient continuer leur voyage.
Au nom du général Simon un nuage passa sur les traits du maître de Rodin.
Les ordres[2]
Après avoir surmonté l’émotion involontaire que lui avait causée le nom ou le souvenir du général Simon, le maître de Rodin lui dit :
– N’ouvrez pas encore ces lettres de Leipzig, de Charlestown et de Batavia ; les renseignements qu’elles donnent, sans doute, se classeront tout à l’heure d’eux-mêmes. Cela nous épargnera un double emploi de temps.
Le secrétaire regarda son maître d’un air interrogatif.
L’autre reprit :
– Avez-vous terminé la note relative à l’affaire des médailles ?
– La voici... Je finissais de la traduire en chiffres.
– Lisez-la moi, et, selon l’ordre des faits, vous ajouterez les nouvelles informations que doivent renfermer ces trois lettres.
– En effet, dit Rodin, ces informations se trouveront ainsi à leur place.
– Je veux voir, reprit l’autre, si cette note est claire et suffisamment explicative, car vous n’avez pas oublié que la personne à qui elle est destinée ne doit pas tout savoir ?
– Je me le suis rappelé, et c’est dans ce sens que je l’ai rédigée...
– Lisez.
M. Rodin lut ce qui suit, très posément et très lentement :
« Il y a cent cinquante ans, une famille française, protestante, s’est expatriée volontairement dans la prévision de la prochaine révocation de l’édit de Nantes, et dans le dessein de se soustraire aux rigoureux et justes arrêts déjà rendus contre les réformés, ces ennemis indomptables de notre sainte religion. Parmi les membres de cette famille, les uns se sont réfugiés d’abord en Hollande, puis dans les colonies hollandaises, d’autres en Pologne, d’autres en Allemagne, d’autres en Angleterre, d’autres en Amérique. On croit savoir qu’il ne reste aujourd’hui que sept descendants de cette famille, qui a passé par d’étranges vicissitudes de fortune, puisque ses représentants sont aujourd’hui à peu près placés sur tous les degrés de l’échelle sociale, depuis le souverain jusqu’à l’artisan.
« Ces descendants directs ou indirects sont :
« Filiation maternelle :
« Les demoiselles Rose et Blanche Simon, mineures.
« (Le général Simon a épousé à Varsovie une descendante de ladite famille.)
« Le sieur François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris.
« Le prince Djalma, fils de Kadja-Sing, roi de Mondi.
« (Kadja-Sing a épousé en 1802 une descendante de ladite famille, alors établie à Batavia (île de Java), possession hollandaise.)
« Filiation paternelle :
« Le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, artisan.
« La demoiselle Adrienne de Cardoville, fille du comte de Rennepont, (duc de Cardoville).
« Le sieur Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères.
« Chacun des membres de cette famille possède ou doit posséder une médaille de bronze sur laquelle se trouvent gravées les inscriptions ci-jointes :
Victime de L. C. D. J. priez pour moi. Paris, le 13 février 1682. | À Paris, rue St-François, no 3 dans un siècle et demi vous serez le 13 février 1832. Priez pour moi. |
« Ces mots et cette date indiquent qu’il est d’un puissant intérêt pour chacun d’eux de se trouver à Paris le 13 février 1832, et cela, non par représentants ou fondés de pouvoir, mais en personne, qu’ils soient majeurs ou mineurs, mariés ou célibataires. Mais d’autres personnes ont un intérêt immense à ce qu’aucun des descendants de cette famille ne se trouve à Paris le 13 février... à l’exception de Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères. Il faut donc qu’à tout prix Gabriel soit le seul qui assiste à ce rendez-vous donné aux représentants de cette famille il y a un siècle et demi. Pour empêcher les six autres personnes d’être ou de se rendre à Paris le jour dit, ou pour y paralyser leur présence, on a déjà beaucoup tenté ; mais il reste beaucoup à tenter pour assurer le bon succès de cette affaire, que l’on regarde comme la plus vitale de l’époque, à cause de ses résultats probables... »
– Cela n’est que trop vrai, dit le maître de Rodin, en l’interrompant et en secouant la tête d’un air pensif ; ajoutez, en outre, que les conséquences du succès sont incalculables, et que l’on n’ose prévoir celles de l’insuccès...
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