Cet artisan est un ivrogne, fainéant, tapageur et dépensier ; il ne manque pas d’intelligence, mais la paresse et la débauche l’ont absolument perverti. Un agent d’affaires très adroit, sur lequel je compte, s’est mis en rapport avec une fille Céphyse Soliveau, dite la reine Bacchanal, qui est la maîtresse de cet ouvrier. Grâce à elle, l’agent d’affaires a noué quelques relations avec lui, et on peut le regarder dès à présent comme à peu près en dehors des intérêts qui devraient nécessiter sa présence à Paris le 13 février. »
Note no 5
Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères.
« Parent éloigné du précédent ; mais il ignore l’existence de ce parent et de cette parenté. Orphelin abandonné, il a été recueilli par Françoise Baudouin, femme d’un soldat surnommé Dagobert.
« Si, contre toute attente, ce soldat venait à Paris, on aurait sur lui un puissant moyen d’action par sa femme. Celle-ci est une excellente créature, ignorante et crédule, d’une piété exemplaire, et sur laquelle on a depuis longtemps une influence et une autorité sans bornes. C’est par elle que l’on a décidé Gabriel à entrer dans les ordres, malgré la répugnance qu’il éprouvait.
« Gabriel a vingt-cinq ans ; caractère angélique comme sa figure ; rares et solides vertus ; malheureusement il a été élevé avec son frère adoptif, Agricol, fils de Dagobert. Cet Agricol est poète et ouvrier, excellent ouvrier d’ailleurs ; il travaille chez M. François Hardy ; il est imbu des plus détestables doctrines ; idolâtre sa mère ; probe, laborieux, mais sans aucun sentiment religieux. Noté comme très dangereux, c’est ce qui rendait sa fréquentation si à craindre pour Gabriel. Celui-ci, malgré toutes ses parfaites qualités, donne toujours quelques inquiétudes. On a même dû retarder de s’ouvrir complètement à lui, une fausse démarche pourrait en faire aussi un homme des plus dangereux ; il est extrêmement à ménager, du moins jusqu’au 13 février, puisque, on le répète, sur lui, sur sa présence à Paris à cette époque, reposent d’immenses espérances et de non moins immenses intérêts.
« Par suite de ces ménagements auxquels on est tenu envers lui, on a dû consentir à ce qu’il fit partie de la mission d’Amérique ; car il joint à une douceur angélique une intrépidité calme, un esprit aventureux, que l’on n’a pu satisfaire qu’en lui permettant de partager la vie périlleuse des missionnaires. Heureusement on a donné les plus sévères instructions à ses supérieurs à Charlestown, afin qu’ils n’exposent jamais une vie si précieuse. Ils doivent le renvoyer à Paris au moins un mois ou deux avant le 13 février ».
Le maître de Rodin, l’interrompant de nouveau, lui dit :
– Lisez la lettre de Charlestown ; voyez ce qu’on vous mande, afin de compléter aussi cette information.
Après avoir lu, Rodin répondit :
– Gabriel est attendu, d’un jour à l’autre, des montagnes Rocheuses, où il avait absolument voulu aller seul en mission.
– Quelle imprudence !
– Sans doute il n’a couru aucun danger, puisqu’il a annoncé lui-même son retour à Charlestown... Dès son arrivée, qui ne peut dépasser le milieu de ce mois, écrit-on, on le fera partir immédiatement pour la France.
– Ajoutez ceci à la note qui le concerne, dit le maître de Rodin.
– C’est écrit, répondit celui-ci au bout de quelques instants.
– Poursuivez, lui dit son maître.
Rodin continua.
Note no 6
Mademoiselle Adrienne Rennepont de Cardoville.
« Parente éloignée (et ignorant cette parenté) de Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, et de Gabriel Rennepont, prêtre missionnaire. Elle a bientôt vingt et un ans, la plus piquante physionomie du monde, la beauté la plus rare, quoique rousse, un esprit des plus remarquables par son originalité, une fortune immense, tous les instincts sensuels. On est épouvanté de l’avenir de cette jeune personne, quand on songe à l’audace incroyable de son caractère. Heureusement, son subrogé tuteur, le baron de Tripeaud (baron de 1829 et homme d’affaires du feu comte de Rennepont, duc de Cardoville), est tout à fait dans les intérêts et presque dans la dépendance de la tante de Mlle de Cardoville. L’on compte, à bon droit, sur cette digne et respectable parente, et sur M. Tripeaud, pour combattre et vaincre les desseins étranges, inouïs, que cette jeune personne, aussi résolue qu’indépendante, ne craint pas d’annoncer... et que malheureusement l’on ne peut fructueusement exploiter... dans l’intérêt de l’affaire en question, car... »
Rodin ne put continuer, deux coups discrètement frappés à la porte l’interrompirent.
Le secrétaire se leva, alla voir qui heurtait, resta un moment dehors, puis revint tenant deux lettres à la main, en disant :
– Mme la princesse a profité du départ d’une estafette pour envoyer...
– Donnez la lettre de la princesse ! s’écria le maître de Rodin sans le laisser achever. Enfin, je vais avoir des nouvelles de ma mère ! ! ! ajouta-t-il.
À peine avait-il lu quelques lignes de cette lettre, qu’il pâlit ; ses traits exprimèrent aussitôt un étonnement profond et douloureux, une douleur poignante.
– Ma mère ! s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! ma mère !
– Quelque malheur serait-il arrivé ? demanda Rodin d’un air alarmé en se levant à l’exclamation de son maître.
– Sa convalescence était trompeuse, lui dit celui-ci avec abattement ; elle est maintenant retombée dans un état presque désespéré ; pourtant le médecin pense que ma présence pourrait peut-être la sauver, car elle m’appelle sans cesse ; elle veut me revoir une dernière fois pour mourir en paix... Oh ! ce désir est sacré... Ne pas m’y rendre serait un parricide... Pourvu, mon Dieu ! que j’arrive à temps... D’ici à la terre de la princesse, il faut presque deux jours en voyageant jour et nuit.
– Ah ! mon dieu !... quel malheur ! fit Rodin en joignant les mains et levant les yeux au ciel...
Son maître sonna vivement, et dit à un domestique âgé qui ouvrit la porte :
– Jetez à l’instant dans une malle de ma voiture de voyage ce qui m’est indispensable. Que le portier prenne un cabriolet et aille en toute hâte me chercher des chevaux de poste... Il faut que dans une heure je sois parti.
Le domestique sortit précipitamment.
– Ma mère...
1 comment