Celui-ci sortit, toujours grave et froid, mais d’une pâleur effrayante ; il tenait une lettre à la main.
– Pour ma mère... dit-il à Rodin ; vous enverrez un courrier à l’instant...
– À l’instant... répondit le secrétaire.
– Que les trois lettres pour Leipzig, Batavia et Charlestown partent aujourd’hui même par la voie accoutumée ; c’est de la dernière importance, vous le savez.
Tels furent les derniers mots de cet homme...
Exécutant avec une obéissance impitoyable des ordres impitoyables, il partait en effet sans tenter de revoir sa mère.
Son secrétaire l’accompagna respectueusement jusqu’à sa voiture.
– Quelle route... monsieur ? demanda le postillon en se retournant sur sa selle.
– Route d’Italie !... répondit le maître de Rodin sans pouvoir retenir un soupir, si déchirant, qu’il ressemblait à un sanglot.
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Lorsque la voiture fut partie au galop des chevaux, Rodin, qui avait salué profondément son maître, haussa les épaules avec une expression de dédain, puis il rentra dans la grande pièce froide et nue.
L’attitude, la physionomie, la démarche de ce personnage changèrent subitement. Il semblait grandi, ce n’était plus un automate qu’une humble obéissance faisait machinalement agir ; ses traits, jusqu’alors impassibles, son regard, jusqu’alors continuellement voilé, s’animèrent tout à coup et révélèrent une astuce diabolique ; son sourire sardonique contracta ses lèvres minces et blafardes, une satisfaction sinistre dérida ce visage cadavéreux. À son tour, il s’arrêta devant l’énorme sphère ; à son tour il la contempla silencieusement comme l’avait contemplée son maître... Puis, se courbant sur ce globe, l’enlaçant pour ainsi dire dans ses bras... Après l’avoir quelques instants couvé de son œil de reptile, il promena sur la surface polie de la mappemonde ses doigts noueux, frappa tour à tour de son ongle plat et sale trois des endroits où l’on voyait des petites croix rouges...
À mesure qu’il désignait ainsi une de ces villes, situées dans des contrées si diverses, il la nommait tout haut avec un ricanement sinistre : Leipzig... Charlestown... Batavia...
Puis il se tut, absorbé dans ses réflexions...
Ce petit homme vieux, sordide, mal vêtu, au masque livide et mort, qui venait pour ainsi dire de ramper sur ce globe, paraissait bien plus effrayant que son maître... lorsque celui-ci, debout et hautain, avait impérieusement jeté sa main sur ce monde, qu’il semblait vouloir dominer à force d’orgueil, de violence et d’audace.
Le premier ressemblait à l’aigle qui, planant au-dessus de sa proie, peut quelquefois la manquer par l’élévation même du vol auquel il se laisse emporter. Rodin ressemblait, au contraire, au reptile qui, se traînant dans l’ombre et le silence sur les pas de sa victime, finit toujours par l’enserrer de ses nœuds homicides.
Au bout de quelques instants, Rodin s’approcha de son bureau en se frottant vivement les mains, et écrivit la lettre suivante, à l’aide d’un chiffre particulier, inconnu de son maître.
Paris, 9 heures 3/4 du matin.
« Il est parti... mais il a hésité ! !
« Sa mère mourante l’appelait auprès d’elle ; il pouvait peut-être, lui disait-on, la sauver par sa présence... Aussi s’est-il écrié : « Ne pas me rendre auprès de ma mère... ce serait un parricide ! »
« Pourtant... il est parti !... mais il a hésité...
« Je le surveille toujours...
« Ces lignes arriveront à Rome en même temps que lui...
« P.-S. Dites au cardinal-prince qu’il peut compter sur moi, mais qu’à mon tour j’entends qu’il me serve activement. D’un moment à l’autre, les dix-sept voix dont il dispose peuvent m’être utiles... il faut donc qu’il tâche d’augmenter le nombre de ses adhérents. »
Après avoir plié et cacheté cette lettre, Rodin la mit dans sa poche.
Dix heures sonnèrent. C’était l’heure du déjeuner de M. Rodin. Il rangea et serra ses papiers dans un tiroir dont il emporta la clef, brossa du coude son vieux chapeau graisseux, prit à la main un parapluie tout rapiécé et sortit.
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Pendant que ces deux hommes, du fond de cette retraite obscure, ourdissaient cette trame où devaient être enveloppés les sept descendants d’une famille autrefois proscrite... un défenseur étrange, mystérieux, songeait à protéger cette famille, qui était aussi la sienne.
Le site est agreste... sauvage...
C’est une haute colline couverte d’énormes blocs de grès au milieu desquels pointent çà et là des bouleaux et des chênes au feuillage déjà jauni par l’automne ; ces grands arbres se dessinent sur la lueur rouge que le soleil a laissée au couchant : on dirait la réverbération d’un incendie. De cette hauteur, l’œil plonge dans une vallée profonde, ombreuse, fertile, à demi voilée d’une légère vapeur par la brume du soir... Les grasses prairies, les massifs d’arbres touffus, les champs dépouillés de leurs épis mûrs, se confondent dans une teinte sombre, uniforme, qui contraste avec la limpidité bleuâtre du ciel. Des clochers de pierre grise ou d’ardoise élancent çà et là leurs flèches aiguës du fond de cette vallée... car plusieurs villages y sont épars, bordant une longue route qui va du nord au couchant.
C’est l’heure du repos, c’est l’heure où d’ordinaire la vitre de chaque chaumière s’illumine au joyeux pétillement du foyer rustique, et scintille au loin à travers l’ombre et la feuillée, pendant que des tourbillons de fumée sortant des cheminées s’élèvent lentement vers le ciel.
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