Et pourtant, chose étrange, on dirait que dans ce pays tous les foyers sont éteints ou déserts. Chose plus étrange, plus sinistre encore, tous les clochers sonnent le funèbre glas des morts... L’activité, le mouvement, la vie, semblaient concentrés dans ce branle lugubre qui retentit au loin.
Mais voilà que, dans ces villages, naguère obscurs, les lumières commencent à poindre... Ces clartés ne sont pas produites par le vif et joyeux pétillement du foyer rustique... Elles sont rougeâtres comme ces feux de pâtre aperçus le soir à travers le brouillard... Et puis ces lumières ne restent pas immobiles. Elles marchent... marchent lentement vers le cimetière de chaque église.
Alors le glas des morts redouble, l’air frémit sous les coups précipités des cloches ; et, à de rares intervalles, des chants mortuaires arrivent, affaiblis, jusqu’au faîte de la colline.
Pourquoi tant de funérailles ? Quelle est donc cette vallée de désolation, où les chants paisibles qui succèdent au dur travail quotidien sont remplacés par des chants de mort ? où le repos du soir est remplacé par le repos éternel ? Quelle est cette vallée de désolation dont chaque village pleure tant de morts à la fois, et les enterre à la même heure, la même nuit ?
Hélas ! c’est que la mortalité est si prompte, si nombreuse, si effrayante, que c’est à peine si l’on suffit à enterrer les morts... Pendant le jour, un rude et impérieux labeur attache les survivants à la terre : et le soir seulement, au retour des champs, ils peuvent, brisés de fatigue, creuser ces autres sillons où leurs frères vont reposer, pressés comme les grains de blé dans le semis.
Et cette vallée n’a pas, seule, vu tant de désolation. Pendant des années maudites, bien des villages, bien des bourgs, bien des villes, bien des contrées immenses ont vu, comme cette vallée, leurs foyers éteints et déserts !... ont vu, comme cette vallée, le deuil remplacer la joie, le glas des morts remplacer le bruit des fêtes... ont, comme cette vallée, beaucoup pleuré de morts le même jour et les ont enterrés la nuit, à la sinistre lueur des torches. Car, pendant ces années maudites, un terrible voyageur a lentement parcouru la terre d’un pôle à l’autre... du fond de l’Inde et de l’Asie aux glaces de la Sibérie... des glaces de la Sibérie jusqu’aux grèves de l’Océan français. Ce voyageur, mystérieux comme la mort, lent comme l’éternité, implacable comme le destin, terrible comme la main de Dieu... c’était...
Le choléra ! !...
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Le bruit des cloches et des chants funèbres montait toujours, des profondeurs de la vallée au sommet de la colline, comme une grande voix plaintive... La lueur des torches funéraires s’apercevait toujours au loin, à travers la brume du soir... Le crépuscule durait encore. Heure étrange, qui donne aux formes les plus arrêtées une apparence vague, insaisissable, fantastique...
Mais le sol pierreux et sonore de la montagne a résonné sous un pas lent, égal et ferme... À travers les grands troncs noirs des arbres un homme a passé. Sa taille était haute ; il tenait sa tête baissée sur sa poitrine ; sa figure était noble, douce et triste ; ses sourcils, unis entre eux, s’étendaient d’une tempe à l’autre, et semblaient rayer son front d’une marque sinistre. Cet homme ne semblait pas entendre les tintements lointains de tant de cloches funèbres et pourtant, deux jours auparavant, le calme, le bonheur, la santé, la joie régnaient dans ces villages, qu’il avait lentement traversés, et qu’il laissait alors derrière lui mornes et désolés.
Mais ce voyageur continuait sa route dans ses pensées.
« Le 13 février approche, pensait-il ; ils approchent... ces jours où les descendants de ma sœur bien-aimée, ces derniers rejetons de notre race, doivent être réunis à Paris... Hélas ! pour la troisième fois, il y a cent cinquante ans, la persécution l’a disséminée par toute la terre, cette famille qu’avec tendresse j’ai suivie d’âge en âge, pendant dix-huit siècles... au milieu de ses migrations, de ses exils, de ses changements de religion, de fortune et de nom. Oh ! pour cette famille, issue de ma sœur, à moi, pauvre artisan[3], que de grandeurs, que d’abaissements, que d’obscurité, que d’éclat, que de misères, que de gloire ! De combien de crimes elle s’est souillée... de combien de vertus elle s’est honorée ! L’histoire de cette seule famille... c’est l’histoire de l’humanité tout entière ! Passant à travers tant de générations, par les veines du pauvre et du riche, du souverain et du bandit, du sage et du fou, du lâche et du brave, du saint et de l’athée, le sang de ma sœur s’est perpétué jusqu’à cette heure.
« De cette famille... que reste-t-il aujourd’hui ?
« Sept rejetons :
« Deux orphelines, filles d’une mère proscrite et d’un père proscrit ; un prince détrôné ; un pauvre prêtre missionnaire ; un homme de condition moyenne ; une jeune fille de grand nom et de grande fortune ; ensuite un artisan.
« À eux tous, ils résument les vertus, le courage, les dégradations, les misères de notre race !...
« La Sibérie...
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