L’Inde... l’Amérique... la France... voilà où le sort les a jetés !

« L’instinct m’avertit lorsqu’un des miens est en péril... Alors, du nord au midi... de l’orient à l’occident, je vais à eux... je vais à eux, hier, sous les glaces du pôle, aujourd’hui sous une zone tempérée... demain sous le feu des tropiques ; mais souvent, hélas ! au moment où ma présence pourrait les sauver, la main invisible me pousse, le tourbillon m’emporte, et...

« – marche !... marche !...

« – Qu’au moins je finisse ma tâche !

« – marche !...

« – Une heure seulement !... une heure de repos !...

« – marche !...

« – Hélas ! je laisse ceux que j’aime au bord de l’abîme !...

« – marche !... marche ! ! !

« Tel est mon châtiment... S’il est grand... mon crime a été plus grand encore !... artisan voué aux privations, à la misère... le malheur m’avait rendu méchant... Oh ! maudit... maudit soit le jour où, pendant que je travaillais, sombre, haineux, désespéré, parce que, malgré mon labeur acharné, les miens manquaient de tout... le Christ a passé devant ma porte ! Poursuivi d’injures, accablé de coups, portant à grand-peine sa lourde croix, il m’a demandé de se reposer un moment sur mon banc de pierre... Son front ruisselait, ses pieds saignaient, la fatigue le brisait... et avec une douceur navrante, il me disait :

« – Je souffre !...

« – Et moi aussi, je souffre... lui ai-je répondu en le repoussant avec colère, avec dureté ; je souffre, mais personne ne me vient en aide... Les impitoyables font les impitoyables !... marche !... marche !

« Alors, lui, poussant un soupir douloureux, m’a dit :

« – Et toi, tu marcheras sans cesse jusqu’à la rédemption ; ainsi le veut le Seigneur qui est au cieux.

« Et mon châtiment a commencé...

« Trop tard j’ai ouvert les yeux à la lumière... trop tard j’ai connu le repentir, trop tard j’ai connu la charité, trop tard enfin j’ai compris ces paroles, qui devraient être la loi de l’humanité tout entière :

aimez-vous les uns les autres

« En vain, depuis des siècles, pour mériter mon pardon, puisant ma force et mon éloquence dans ces mots célestes, j’ai rempli de commisération et d’amour bien des cœurs remplis de courroux et d’envie : en vain j’ai enflammé bien des âmes de la sainte horreur de l’oppression et de l’injustice. Le jour de la clémence n’est pas encore venu !...

« Et, ainsi que le premier homme a par sa chute voué sa postérité au malheur, on dirait que moi, artisan, j’ai voué les artisans à d’éternelles douleurs, et qu’ils expient mon crime : car eux seuls, depuis dix-huit siècles, n’ont pas encore été affranchis. Depuis dix-huit siècles, les puissants et les heureux disent à ce peuple de travailleurs... ce que j’ai dit au Christ implorant et souffrant : marche !... marche !... Et ce peuple, comme lui brisé de fatigue, comme lui portant une lourde croix... dit comme lui avec une tristesse amère :

« – Oh ! par pitié...