d’autres en Amérique... d’autres ici en Allemagne. La lutte recommence, de détestables passions se sont ranimées... Ô toi qui m’entends, toi comme moi errante et maudite, Hérodiade, aide-moi à les protéger. Que ma prière t’arrive au milieu des solitudes de l’Amérique où tu es à cette heure... Puissions-nous arriver à temps ! »
Alors il se passa une chose extraordinaire.
La nuit était venue. Cet homme fit un mouvement pour retourner précipitamment sur ses pas, mais une force invisible l’en empêcha et le poussa en sens contraire.
À ce moment la tempête éclata dans toute sa sombre majesté. Un de ces tourbillons qui déracinent les arbres... qui ébranlent les rochers, passa sur la montagne, rapide et tonnant comme la foudre. Au milieu des mugissements de l’ouragan, à la lueur des éclairs, on vit alors, sur les flancs de la montagne, l’homme au front marqué de noir descendre à grands pas à travers les rochers et les arbres courbés sous les efforts de la tempête. La marche de cet homme n’était plus lente, ferme et calme mais péniblement saccadée, comme celle d’un être qu’une puissance irrésistible entraînerait malgré lui... ou qu’un effrayant ouragan emporterait dans son tourbillon.
En vain cet homme étendait vers le ciel des mains suppliantes. Il disparut bientôt au milieu des ombres de la nuit et du fracas de la tempête.
L’ajoupa
Pendant que M. Rodin expédiait sa correspondance cosmopolite... du fond de la rue du Milieu-des-Ursins, à Paris ; pendant que les filles du général Simon, après avoir quitté en fugitives l’auberge du Faucon Blanc, étaient retenues prisonnières à Leipzig avec Dagobert, d’autres scènes intéressant vivement ces différents personnages se passaient pour ainsi dire parallèlement et à la même époque... à l’extrémité du monde, au fond de l’Asie, à l’île de Java, non loin de la ville de Batavia, résidence de M. Josué Van Daël, l’un des correspondants de M. Rodin.
Java ! ! ! contrée magnifique et sinistre, où les plus admirables fleurs cachent les plus hideux reptiles, où les fruits les plus éclatants renferment des poisons subtils, où croissent des arbres splendides dont l’ombrage tue ; où le vampire, chauve-souris gigantesque, pompe le sang des victimes dont il prolonge le sommeil, en les entourant d’un air frais et parfumé ; car l’éventail le plus agile n’est pas plus rapide que le battement des grandes ailes musquées de ce monstre.
Le mois d’octobre 1831 touche à sa fin. Il est midi, heure presque mortelle pour qui affronte ce soleil torréfiant, qui répand sur le ciel bleu d’émail foncé des nappes de lumière ardente.
Un ajoupa, sorte de pavillon de repos fait de nattes de jonc étendues sur de gros bambous profondément enfoncés dans le sol, s’élève au milieu de l’ombre bleuâtre projetée par un massif d’arbres d’une verdure aussi étincelante que de la porcelaine verte ; ces arbres, de formes bizarres, sont ici arrondis en arcades, là élancés en flèches, plus loin ombellés en parasols, mais si feuillus, si épais, si enchevêtrés les uns dans les autres que leur dôme est impénétrable à la pluie.
Le sol, toujours marécageux, malgré cette chaleur infernale, disparaît sous un inextricable amas de lianes, de fougères, de joncs touffus, d’une fraîcheur, d’une vigueur de végétation incroyables, et qui atteignent presque au toit de l’ajoupa, caché là ainsi qu’un nid dans l’herbe. Rien de plus suffocant que cette atmosphère pesamment chargée d’exhalaisons humides comme la vapeur de l’eau chaude, et imprégnée des parfums les plus violents, les plus âcres ; car le cannelier, le gingembre, le stéphanotis, le gardénia, mêlés à ces arbres et à ces lianes, répandent par bouffées leur arôme pénétrant. Un toit de larges feuilles de bananier recouvre cette cabane : à l’une des extrémités est une ouverture carrée servant de fenêtre et grillagée très finement avec des fibres végétales, afin d’empêcher les reptiles et les insectes venimeux de se glisser dans l’ajoupa.
Un énorme tronc d’arbre mort, encore debout, mais incliné, et dont le faîte touche le toit de l’ajoupa, sort du milieu du taillis ; de chaque gerçure de son écorce, noire, rugueuse, moussue, jaillit une fleur étrange, presque fantastique ; l’aile d’un papillon n’est pas d’un tissu plus léger, d’un pourpre plus éclatant, d’un noir plus velouté : ces oiseaux inconnus que l’on voit en rêve n’ont pas de formes aussi bizarres que ces orchis, fleurs ailées qui semblent toujours prêtes à s’envoler de leurs tiges frêles et sans feuilles ; de longs cactus flexibles et arrondis, que l’on prendrait pour des reptiles, enroulent aussi ce tronc d’arbre, et y suspendent leurs sarments verts chargés de larges corymbes d’un blanc d’argent nuancé à l’intérieur d’un vif orange : ces fleurs répandent une violente odeur de vanille. Un petit serpent rouge brique, gros comme une forte plume et long de cinq à six pouces, sort à demi sa tête plate de l’un de ces énormes calices parfumés, où il est blotti et lové...
Au fond de l’ajoupa, un jeune homme, étendu sur une natte, est profondément endormi. À voir son teint d’un jaune diaphane et doré, on dirait une statue de cuivre pâle sur laquelle se joue un rayon de soleil ; sa pose est simple et gracieuse ; son bras droit, replié, soutient sa tête un peu élevée et tournée de profil ; sa large robe de mousseline blanche, à manches flottantes, laisse voir sa poitrine et ses bras, dignes d’Antinoüs ; le marbre n’est ni plus ferme ni plus poli que sa peau dont la nuance dorée contraste vivement avec la blancheur de ses vêtements. Sur sa poitrine large et saillante, on voit une profonde cicatrice... Il a reçu un coup de feu en défendant la vie du général Simon, du père de Rose et de Blanche. Il porte au cou une petite médaille, pareille à celle que portent les deux sœurs. Cet Indien est Djalma. Ses traits sont à la fois d’une grande noblesse et d’une beauté charmante ; ses cheveux d’un noir bleu, séparés sur son front, tombent souples, mais non bouclés, sur ses épaules ; ses sourcils, hardiment et finement dessinés, sont d’un noir aussi foncé que ses longs cils, dont l’ombre se projette sur ses joues imberbes ; ses lèvres d’un rouge vif, légèrement entr’ouvertes, exhalent un souffle oppressé ; son sommeil est lourd, pénible, car la chaleur devient de plus en plus suffocante.
Au dehors, le silence est profond. Il n’y a pas le plus léger souffle de brise. Cependant, au bout de quelques minutes, les fougères énormes qui couvrent le sol commencent à s’agiter presque imperceptiblement, comme si un corps rampant avec lenteur ébranlait la base de leurs tiges.
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