De temps à autre, cette faible oscillation cessait brusquement ; tout redevenait immobile. Après plusieurs de ces alternatives de bruissement et de profond silence, une tête humaine apparut au milieu des joncs, à peu de distance du tronc de l’arbre mort.
Cet homme, d’une figure sinistre, avait le teint couleur de bronze verdâtre, de longs cheveux noirs tressés autour de sa tête, des yeux brillant d’un éclat sauvage, et une physionomie remarquablement intelligente et féroce. Suspendant son souffle, il demeura un moment immobile ; puis, s’avançant sur les mains et sur les genoux, en écartant si doucement les feuilles qu’on n’entendait pas le plus petit bruit, il atteignit ainsi avec prudence et lenteur le tronc incliné de l’arbre mort, dont le faîte touchait presque au toit de l’ajoupa. Cet homme, Malais d’origine et appartenant à la secte des Étrangleurs, après avoir écouté de nouveau, sortit presque entièrement des broussailles ; sauf une espèce de caleçon blanc serré à la taille par une ceinture bariolée de couleurs tranchantes, il était entièrement nu ; une épaisse couche d’huile enduisait ses membres bronzés, souples et nerveux. S’allongeant sur l’énorme tronc du côté opposé à la cabane et ainsi masqué par le volume de cet arbre entouré de lianes, il commença d’y ramper silencieusement, avec autant de patience que de précaution. Dans l’ondulation de son échine, dans la flexibilité de ses mouvements, dans sa vigueur contenue, dont la détente devait être terrible, il y avait quelque chose de la sourde et perfide allure du tigre guettant sa proie. Atteignant ainsi, complètement inaperçu, la partie déclive de l’arbre, qui touchait presque au toit de la cabane, il ne fut plus séparé que par une distance d’un pied environ de la petite fenêtre. Alors il avança prudemment la tête, et plongea son regard dans l’intérieur de la cabane, afin de trouver le moyen de s’y introduire.
À la vue de Djalma profondément endormi, les yeux brillants de l’Étrangleur redoublèrent d’éclat : une contraction nerveuse ou plutôt de rire muet et farouche, vrillant les deux coins de sa bouche, les attira vers les pommettes et découvrit deux rangées de dents limées triangulairement comme une lame de scie, et teintes d’un noir luisant. Djalma était couché de telle sorte, et si près de la porte de l’ajoupa (elle s’ouvrait de dehors en dedans) que si l’on eût tenté de l’entrebâiller, il aurait été réveillé à l’instant même.
L’Étrangleur, le corps toujours caché par l’arbre, voulant examiner attentivement l’intérieur de la cabane, se pencha davantage, et, pour se donner un point d’appui, posa légèrement sa main sur le rebord de l’ouverture qui servait de fenêtre ; ce mouvement ébranla la grande fleur du cactus, au fond de laquelle était logé le petit serpent ; il s’élança et s’enroula rapidement autour du poignet de l’Étrangleur.
Soit douleur, soit surprise, celui-ci jeta un léger cri... mais en se retirant brusquement en arrière, toujours cramponné au tronc d’arbre, il s’aperçut que Djalma avait fait un mouvement... En effet, le jeune Indien, conservant sa pose nonchalante, ouvrit à demi les yeux, tourna sa tête du côté de la petite fenêtre, et une aspiration profonde souleva sa poitrine, car la chaleur concentrée sous cette épaisse voûte de verdure humide était intolérable.
À peine Djalma eut-il remué, qu’à l’instant retentit derrière l’arbre ce glapissement bien sonore, aigu, que jette l’oiseau du paradis lorsqu’il prend son vol, cri à peu près semblable à celui du faisan... Ce cri se répéta bientôt, mais en s’affaiblissant, comme si le brillant oiseau se fût éloigné. Djalma, croyant savoir la cause du bruit qui l’avait un instant éveillé, étendit légèrement le bras sur lequel reposait sa tête, et se rendormit sans presque changer de position.
Pendant quelques minutes, le plus profond silence régna de nouveau dans cette solitude ; tout resta immobile. L’Étrangleur, par son habile imitation du cri d’un oiseau, venait de réparer l’imprudente exclamation de surprise et de douleur que lui avait arraché la piqûre du reptile. Lorsqu’il supposa Djalma rendormi, il avança la tête et vit en effet le jeune Indien replongé dans le sommeil. Descendant alors de l’arbre avec la même précaution, quoique sa main gauche fût assez gonflée par la morsure du serpent, il disparut dans les joncs.
À ce moment un chant lointain, d’une cadence monotone et mélancolique, se fit entendre. L’Étrangleur se redressa, écouta attentivement, et sa figure prit une expression de surprise et de courroux sinistres. Le chant se rapprocha de plus en plus de la cabane.
Au bout de quelques secondes, un Indien, traversant une clairière, se dirigea vers l’endroit où se tenait caché l’Étrangleur. Celui-ci prit alors une corde longue et mince qui ceignait ses reins ; l’une de ses extrémités était armée d’une balle de plomb, de la forme et du volume d’un œuf ; après avoir attaché l’autre bout de ce lacet à son poignet droit, l’Étrangleur prêta de nouveau l’oreille et disparut en rampant au milieu des grandes herbes dans la direction de l’Indien, qui s’avançait lentement sans interrompre son chant plaintif et doux. C’était un jeune garçon de vingt ans à peine, esclave de Djalma ; il avait le teint bronzé ; une ceinture bariolée serrait sa robe de coton bleu ; il portait un petit ruban rouge et des anneaux d’argent aux oreilles et aux poignets... Il apportait un message à son maître qui, durant la grande chaleur du jour, se reposait dans cet ajoupa, situé à une assez grande distance de la maison qu’il habitait.
Arrivant à un endroit où l’allée se bifurquait, l’esclave prit sans hésiter le sentier qui conduisait à la cabane... dont il se trouvait alors à peine éloigné de quarante pas.
Un de ces énormes papillons de Java, dont les ailes étendues ont six à huit pouces de long et offrent deux raies d’or verticales sur un fond d’outre-mer, voltigea de feuille en feuille et vint s’abattre et se fixer sur un buisson de gardénias odorants à portée du jeune Indien. Celui-ci suspendit son chant, s’arrêta, avança prudemment le pied, puis la main... et saisit le papillon. Tout à coup l’esclave voit la sinistre figure de l’Étrangleur se dresser devant lui... il entend un sifflement pareil à celui d’une fronde, il sent une corde lancée avec autant de rapidité que de force entourer son cou d’un triple nœud, et presque aussitôt le plomb dont elle est armée le frappe violemment derrière le crâne.
Cette attaque fut si brusque, si imprévue, que le serviteur de Djalma ne put pousser un seul cri, un seul gémissement... Il chancela... l’Étrangleur donna une vigoureuse secousse au lacet... la figure bronzée de l’esclave devint d’un noir pourpré, et il tomba sur ses genoux en agitant ses bras... l’Étrangleur le renversa tout à fait...
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