Votre mère venait de perdre ses parents: elle était libre, ils s'épousent, et je suis un des témoins du mariage.
— Tu as raison, Dagobert… que de bonheur, au milieu de si grands malheurs!
— Les voilà donc bien heureux; mais, comme tous les bons coeurs, plus ils étaient heureux, plus le malheur des autres les chagrinait, et il y avait de quoi être chagriné à Varsovie. Les Russes recommençaient à traiter les Polonais en esclaves; votre brave mère, quoique d'origine française, était Polonaise de coeur et d'âme: elle disait hardiment tout haut ce que d'autres n'osaient seulement pas dire tout bas; avec cela, les malheureux l'appelaient leur bon ange; en voilà assez pour mettre le gouverneur russe sur l'oeil. Un jour, un des amis du général, ancien colonel des lanciers, brave et digne homme, est condamné à l'exil en Sibérie, pour une conspiration militaire contre les Russes: il s'échappe, votre père le cache chez lui, cela se découvre; pendant la nuit du lendemain, un peloton de Cosaques, commandé par un officier et suivi d'une voiture de poste, arrive à notre porte; on surprend le général pendant son sommeil et on l'enlève.
— Mon Dieu! que voulait-on lui faire?
— Le conduire hors de Russie, avec défense d'y jamais rentrer, et menacé d'une prison éternelle s'il y revenait. Voilà son dernier mot: «Dagobert, je te confie ma femme et mon enfant»; car votre mère devait dans quelques mois vous mettre au monde; eh bien! malgré cela, on l'exila en Sibérie; c'était une occasion de s'en défaire; elle faisait trop de bien à Varsovie; on la craignait. Non content de l'exiler, on confisque tous ses biens; pour seule grâce, elle avait obtenu que je l'accompagnerais; et, sans Jovial, que le général m'avait fait garder, elle aurait été forcée de faire la route à pied. C'est ainsi, elle à cheval, et moi la conduisant comme je vous conduis, mes enfants, que nous sommes arrivés dans un misérable village, où trois mois après vous êtes nées, pauvres petites!
— Et notre père!
— Impossible à lui de rentrer en Russie… impossible à votre mère de songer à fuir avec deux enfants… impossible au général de lui écrire, puisqu'il ignorait où elle était.
— Ainsi, depuis, aucune nouvelle de lui?
— Si, mes enfants… une seule fois nous en avons eu…
— Et par qui?
Après un moment de silence, Dagobert reprit avec une expression de physionomie singulière:
— Par qui? par quelqu'un qui ne ressemble guère aux autres hommes… oui… et, pour que vous compreniez ces paroles, il faut que je vous raconte en deux mots une aventure extraordinaire arrivée à votre père pendant la bataille de Waterloo… Il avait reçu de l'Empereur l'ordre d'enlever une batterie qui écrasait notre armée; après plusieurs tentatives malheureuses, le général se met à la tête d'un régiment de cuirassiers, charge sur la batterie, et va, selon son habitude, sabrer jusque sur les canons; il se trouvait à cheval juste devant la bouche d'une pièce dont tous les servants venaient d'être tués ou blessés: pourtant, l'un d'eux a encore la force de se soulever, de se mettre sur un genou, d'approcher de la lumière la mèche qu'il tenait toujours à la main… et cela… juste au moment où le général était à dix pas et en face du canon chargé…
— Grand Dieu! quel danger pour notre père!
— Jamais, m'a-t-il dit, il n'en avait couru un plus grand… car lorsqu'il vit l'artilleur mettre le feu à la pièce, le coup partait… mais au même instant, un homme de haute taille, vêtu en paysan, et que votre père jusqu'alors n'avait pas remarqué, se jette au-devant du canon.
— Ah! le malheureux… quelle mort horrible!
— Oui, reprit Dagobert d'un air pensif, cela devait arriver… Il devait être broyé en mille morceaux… et pourtant il n'en a rien été.
— Que dis-tu?
— Ce que m'a dit le général. «Au moment où le coup partit, m'a-t- il répété souvent, par un mouvement d'horreur involontaire, je fermai les yeux pour ne pas voir le cadavre mutilé de ce malheureux qui s'était sacrifié à ma place… Quand je les rouvre, qu'est-ce que j'aperçois au milieu de la fumée? toujours cet homme de grande taille, debout et calme au même endroit, jetant un regard triste et doux sur l'artilleur, qui, un genou en terre, le corps renversé en arrière, le regardait aussi épouvanté que s'il eût vu le démon en personne; puis le mouvement de la bataille ayant continué, il m'a été impossible de retrouver cet homme…» a ajouté votre père.
— Mon Dieu, Dagobert, comment cela est-il possible?
— C'est ce que j'ai dit au général. Il m'a répondu que jamais il n'avait pu s'expliquer cet événement, aussi incroyable que réel… Il fallait d'ailleurs que votre père eût été bien vivement frappé de la figure de cet homme, qui paraissait, disait-il, âgé d'environ trente ans, car il avait remarqué que ses sourcils, très noirs et joints entre eux, n'en faisaient guère pour ainsi dire qu'un seul d'une tempe à l'autre, de sorte qu'il paraissait avoir le front rayé d'une marque noire… Retenez bien ceci, mes enfants, vous saurez tout à l'heure pourquoi.
— Oui, Dagobert, nous ne l'oublions pas… dirent les orphelines de plus en plus étonnées.
— Comme c'est étrange, cet homme au front rayé de noir!
— Écoutez encore… Le général avait été, je vous ai dit, laissé pour mort à Waterloo. Pendant la nuit qu'il a passée sur le champ de bataille dans une espèce de délire causé par la fièvre de ses blessures, il lui a paru voir, à la clarté de la lune, ce même homme penché sur lui, le regardant avec une grande douceur et une grande tristesse, étanchant le sang de ses plaies en tâchant de le ranimer… Mais comme votre père, qui avait à peine la tête à lui, repoussait ses soins, disant qu'après une telle défaite il n'avait plus qu'à mourir… il lui a semblé entendre cet homme lui dire: «Il faut vivre pour Éva!…» C'était le nom de votre mère, que le général avait laissée à Varsovie pour aller rejoindre l'Empereur.
— Comme cela est singulier, Dagobert!… Et depuis, notre père a- t-il revu cet homme?
— Il l'a revu… puisque c'est lui qui a apporté des nouvelles du général à votre mère.
— Et quand donc cela?… nous ne l'avons jamais su.
— Vous vous rappelez que le matin de la mort de votre mère vous étiez allées avec la vieille Fédora dans la forêt de pins?
— Oui, répondit Rose tristement, pour y chercher de la bruyère, que notre pauvre mère aimait tant.
— Pauvre mère! Elle se portait si bien, que nous ne pouvions pas, hélas! nous douter du malheur qui nous devait arriver le soir, reprit Blanche.
— Sans doute, mes enfants; moi-même, ce matin-là, je chantais, en travaillant au jardin, car, pas plus que vous, je n'avais de raison d'être triste; je travaillais donc, tout en chantant, quand tout à coup j'entends une voix me demander en français: «Est-ce ici le village de Milosk?…» Je me retourne, et je vois devant moi un étranger… Au lieu de lui répondre, je le regarde fixement, et je recule de deux pas, tout stupéfait.
— Pourquoi donc?
— Il était de haute taille, très pâle, et avait le front haut, découvert… ses sourcils noirs n'en faisaient qu'un… et semblaient lui rayer le front d'une marque noire.
— C'était donc l'homme qui, deux fois, s'était trouvé auprès de notre père pendant des batailles?
— Oui… c'était lui.
— Mais, Dagobert, dit Rose pensive; il y a longtemps de ces batailles?
— Environ seize ans.
— Et l'étranger que tu croyais reconnaître, quel âge avait-il?
— Guère plus de trente ans.
— Alors comment veux-tu que ce soit ce même homme qui se soit trouvé à la guerre, il y a seize ans, avec notre père?
— Vous avez raison, dit Dagobert après un moment de silence et en haussant les épaules; j'aurai sans doute été trompé par le hasard d'une ressemblance… Et pourtant…
— Ou alors, si c'était le même, il faudrait qu'il n'eût pas vieilli.
— Mais ne lui as-tu pas demandé s'il n'avait pas autrefois secouru notre père?
— D'abord j'étais si saisi que je n'y ai pas songé, et puis il est resté si peu de temps que je n'ai pu m'en informer; enfin il me demande donc le village de Milosk. «— Vous y êtes, monsieur. Mais comment savez-vous que je suis Français? — Tout à l'heure je vous ai entendu chanter quand j'ai passé, me répondit-il. Pourriez-vous me dire où demeure madame Simon, la femme du général? — Elle demeure ici, monsieur.» Il me regarda quelques instants en silence, voyant bien que cette visite me surprenait; puis il me tendit la main et me dit: «Vous êtes l'ami du général Simon, son meilleur ami!» (Jugez de mon étonnement, mes enfants.) «Mais, monsieur, comment savez-vous!… — Souvent il m'a parlé de vous avec reconnaissance. — Vous avez vu le général? — Oui, il y a quelque temps, dans l'Inde; je suis aussi son ami; j'apporte de ses nouvelles à sa femme, je la savais exilée en Sibérie; à Tobolsk, d'où je viens, j'ai appris qu'elle habitait ce village. Conduisez-moi près d'elle.»
— Bon voyageur… je l'aime déjà, dit Rose.
— Il était l'ami de notre père.
— Je le prie d'attendre, je voulais prévenir votre mère pour que le saisissement ne lui fit pas de mal; cinq minutes après il entrait chez elle…
— Et comment était-il, ce voyageur, Dagobert!
— Il était très grand, il portait une pelisse foncée et un bonnet de fourrure avec de longs cheveux noirs.
— Et sa figure était belle!
— Oui, mes enfants, très belle; mais il avait l'air si triste et si doux que j'en avais le coeur serré.
— Pauvre homme! un grand chagrin sans doute!
— Votre mère était enfermée avec lui depuis quelques instants, lorsqu'elle m'a appelé pour me dire qu'elle venait de recevoir de bonnes nouvelles du général; elle fondait en larmes et avait devant elle un gros paquet de papiers; c'était une espèce de journal que votre père lui écrivait chaque soir, pour se consoler; ne pouvant lui parler, il disait au papier ce qu'il lui aurait dit à elle…
— Et ces papiers, où sont-ils, Dagobert!
— Là, dans mon sac, avec ma croix et notre bourse: un jour je vous les donnerai; seulement j'en ai pris quelques feuilles que j'ai là, que vous lirez tout à l'heure; vous verrez pourquoi.
— Est-ce qu'il y avait longtemps que notre père était dans l'Inde!
— D'après le peu de mots que m'a dit votre mère, le général était allé dans ce pays-là après s'être battu avec les Grecs contre les Turcs, car il aime surtout à se mettre du parti des faibles contre les forts; arrivé dans l'Inde, il s'est acharné après les Anglais… Ils avaient assassiné nos prisonniers dans les pontons et torturé l'empereur à Sainte-Hélène, c'était bonne guerre et doublement bonne guerre, car en leur faisant du mal c'était bien servir une bonne cause.
— Et quelle cause servait-il!
— Celle d'un de ces pauvres princes indiens dont les Anglais ravagent le territoire jusqu'au jour où ils s'en emparent sans foi ni droit. Vous voyez, mes enfants, c'est encore se battre pour un faible contre des forts; votre père n'y a pas manqué. En quelques mois, il a si bien discipliné et aguerri les douze ou quinze mille hommes de troupes de ce prince, que, dans deux rencontres, elles ont exterminé les Anglais, qui avaient compté sans votre brave père, mes enfants… Mais tenez… quelques pages de son journal vous en diront plus et mieux que moi; de plus vous y lirez un nom dont vous devez toujours vous souvenir: c'est pour cela que j'ai choisi ce passage.
— Oh! quel bonheur!… lire ces pages écrites par notre père, c'est presque l'entendre, dit Rose.
— C'est comme s'il était là auprès de nous, ajouta Blanche.
Et les deux jeunes filles étendirent vivement les mains pour prendre les feuillets que Dagobert venait de tirer de sa poche. Puis, par un mouvement simultané rempli d'une grâce touchante, elles baisèrent tour à tour, et en silence, l'écriture de leur père.
— Vous verrez aussi, mes enfants, à la fin de cette lettre, pourquoi je m'étonnais de ce que votre ange gardien, comme vous le dites, s'appelait Gabriel… Lisez… Lisez… ajouta le soldat en voyant l'air surpris des orphelines. Seulement, je dois vous dire que lorsqu'il écrivait cela, le général n'avait pas encore rencontré le voyageur qui a apporté ces papiers.
Rose, assise dans son lit, prit les feuilles et commença de lire d'une voix douce et émue. Blanche, la tête appuyée sur l'épaule de sa soeur, suivait avec attention. On voyait même, au léger mouvement de ses lèvres, qu'elle lisait aussi, mais mentalement.
VIII. Fragments du journal du général Simon.
Bivouac des montagnes d'Ava, 20 février 1830.
«…Chaque fois que j'ajoute quelques feuilles à ce journal, écrit maintenant au fond de l'Inde, où m'a jeté ma vie errante et proscrite, journal qu'hélas! tu ne liras peut-être jamais, mon Éva bien-aimée, j'éprouve une sensation, à la fois douce et cruelle, car cela me console de causer ainsi avec toi, et pourtant mes regrets ne sont jamais plus amers que lorsque je te parle ainsi sans te voir.
«Enfin, si ces pages tombent sous tes yeux, ton généreux coeur battra au nom de l'être intrépide à qui aujourd'hui j'ai dû la vie, à qui je devrai peut-être ainsi le bonheur de te revoir un jour… toi et mon enfant, car il vit, n'est-ce pas, notre enfant? Il faut que je le croie; sans cela, pauvre femme, quelle serait ton existence, au fond de ton affreux exil… Cher ange, il doit avoir maintenant _quatorze ans… _Comment est-il? Il te ressemble, n'est-ce pas? il a tes grands et beaux yeux bleus… Insensé que je suis!… Combien de fois, dans ce long journal, je t'ai déjà fait involontairement cette folle question à laquelle tu ne dois pas répondre!… Combien de fois… je dois te la faire encore!… Tu apprendras donc à notre enfant à prononcer et à aimer le nom un peu barbare de Djalma.»
— Djalma, dit Rose, les yeux humides, en interrompant sa lecture.
— Djalma, reprit Blanche partageant l'émotion de sa soeur. Oh! nous ne l'oublierons jamais, ce nom.
— Et vous aurez raison, mes enfants, car il paraît que c'est celui d'un fameux soldat, quoique bien jeune. Continuez, ma petite Rose.
«Je t'ai raconté dans les feuilles précédentes, ma chère Éva, reprit Rose, les deux bonnes journées que nous avions eues ce mois-ci; les troupes de mon vieil ami le prince indien, de mieux en mieux disciplinées à l'européenne, ont fait merveille. Nous avons culbuté les Anglais, et ils ont été forcés d'abandonner une partie de ce malheureux pays envahi par eux au mépris de tout droit, de toute justice et qu'ils continuent de ravager sans pitié; car ici, guerre anglaise, c'est dire trahison, pillage et massacre. Ce matin, après une marche pénible au milieu des rochers et des montagnes, nous apprenons par nos éclaireurs que des renforts arrivent à l'ennemi, et qu'il s'apprête à reprendre l'offensive; il n'était plus qu'à quelques lieues; un engagement devenait inévitable: mon vieil ami le prince indien, père de mon sauveur, ne demandait qu'à marcher au feu. L'affaire a commencé sur les trois heures; elle a été sanglante, acharnée. Voyant chez les nôtres un moment d'indécision, car ils étaient bien inférieurs en nombre, et les renforts des Anglais se composaient des troupes fraîches, j'ai chargé à la tête de notre petite réserve de cavalerie.
«Le vieux prince était au centre, se battant comme il se bat: intrépidement. Son fils Djalma, âgé de dix-huit ans à peine, brave comme son père, ne me quittait pas; au moment le plus chaud de l'engagement, mon cheval est tué, roule avec moi dans une ravine que je côtoyais, et je me trouve si sottement engagé sous lui, qu'un moment je me suis cru la cuisse cassée.»
— Pauvre père! dit Blanche.
— Heureusement, cette fois, il ne lui sera arrivé rien de dangereux, grâce à Djalma. Vois-tu, Dagobert, reprit Rose, que je retiens bien le nom. Et elle continua:
«Les Anglais croyaient qu'après m'avoir tué (opinion très flatteuse pour moi) ils auraient facilement raison de l'armée du prince; aussi, un officier de cipayes et cinq ou six soldats irréguliers, lâches et féroces brigands, me voyant rouler dans le ravin, s'y précipitent pour m'achever… Au milieu du feu et de la fumée, nos montagnards, emportés par l'ardeur, n'avaient pas vu ma chute; mais Djalma ne me quittait pas, il sauta dans le ravin pour me secourir, et sa froide intrépidité m'a sauvé la vie; il avait gardé les deux coups de sa carabine: de l'un, il étend l'officier raide mort, de l'autre, il casse le bras d'un _irrégulier _qui m'avait déjà percé la main d'un coup de baïonnette.
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