Il restait à les regarder,
et moi de même ; et de temps en temps, à voir Mylord hocher
tristement la tête, ou poser sa main sur le front de Mme Henry, ou
elle la sienne sur son genou, en un geste consolateur, ou encore
d’un échange de regards pleins de larmes, nous tirions la
conclusion que l’entretien était retombé sur l’éternel sujet, et
que l’ombre du défunt planait dans la salle.
À certains jours, je blâme Mr. Henry d’avoir pris le tout avec
trop de patience ; mais nous devons nous rappeler qu’épousé
par pitié, il avait accepté sa femme sous cette même condition. Une
fois, je m’en souviens, il annonça qu’il avait trouvé quelqu’un
pour remplacer le vitrail de la verrière, – ce qui rentrait
clairement dans ses attributions, puisqu’il dirigeait toutes les
affaires du château. Mais, pour les fervents du Maître, ce vitrail
était une espèce de relique ; et au premier mot de
remplacement, le sang monta à la face de Mme Henry.
– Vous m’étonnez ! s’écria-t-elle.
– C’est moi qui m’étonne, répliqua Mr. Henry, avec plus
d’amertume que je ne lui en connus jamais.
Là-dessus, mon vieux Lord intervint avec ses discours apaisants,
de sorte qu’avant même la fin du repas tout parut oublié.
Néanmoins, après le dîner, lorsque le couple se fut retiré comme
d’habitude au coin de la cheminée, nous vîmes la jeune femme
pleurer, la tête sur le genou du vieillard. Mr. Henry soutint la
conversation avec moi, sur quelque matière concernant le domaine, –
car il ne savait guère parler que d’affaires, et sa société
manquait un peu d’intérêt ; – mais il conversa ce jour-là avec
plus de continuité, lançant à tout moment des regards vers la
cheminée, et modifiant sans cesse l’intonation de sa voix, mais
sans faire mine de s’arrêter. Le vitrail, en tout cas, ne fut point
remplacé, et je pense qu’il y vit une grande défaite.
J’ignore s’il était ou non assez ferme ; mais Dieu sait
qu’il était trop bon. Mme Henry affectait envers lui une sorte de
condescendance qui, venant d’une femme, eût piqué mon amour-propre
jusqu’au sang ; lui, acceptait cela comme une grâce. Elle le
tenait à distance ; faisait mine de l’oublier, puis de se
souvenir de lui, et se déridait un peu, comme on fait avec les
enfants ; l’accablait d’une froide amabilité ; le
reprenait en changeant de couleur et se mordant les lèvres, comme
quelqu’un regrettant son malheur ; lui donnait des ordres avec
un regard mauvais, lorsqu’elle ne se surveillait pas ;
lorsqu’elle faisait attention, lui demandait humblement, comme s’il
se fût agi de faveurs inouïes, les services les plus naturels. Il
n’opposait à tout cela que la plus inlassable complaisance ;
il eût, comme on dit, baisé la trace de ses pas, et portait cet
amour dans ses yeux comme l’éclat d’une lampe. Juste avant la
naissance de Miss Katharine, il voulut tenir lieu de tous les
serviteurs, et ne bougea plus de la chambre. Il était assis
derrière le chevet du lit, aussi blanc (me dit-on) qu’un drap, et
le front baigné de sueur ; et le mouchoir qu’il tenait à la
main était tordu en une petite boule pas plus grosse qu’une balle
de fusil. Durant plusieurs jours, il ne put supporter la vue de
Miss Katharine ; et je doute même qu’il fut jamais ce qu’il
eût dû être envers ma jeune Lady : – défaut de sentiment paternel
dont on le blâma beaucoup.
Tel fut l’intérieur de cette famille jusqu’au 7 avril 1749, date
où arriva le premier de ces événements destinés par la suite à
briser tant de cœurs et perdre tant d’existences.
Ce jour-là, un peu avant l’heure du souper, j’étais assis dans
ma chambre, lorsque John-Paul ouvrit brusquement la porte sans se
donner la peine de frapper, et me dit qu’il y avait en bas
quelqu’un désirant parler au régisseur ; – et il ricana en
prononçant le mot.
Je demandai quel genre de personnage c’était, et son nom. Mais
je compris alors d’où venait la mauvaise humeur de John, car le
visiteur avait refusé de se nommer, excepté à moi, – affront
pénible pour l’importance du majordome.
– Eh bien, dis-je, en riant sous cape, je vais voir ce qu’il me
veut. Je trouvai dans le vestibule un gros homme, très simplement
vêtu, et enveloppé d’un manteau de marin, comme un nouveau
débarqué, et c’était d’ailleurs son cas. Non loin, Macconochie
était aux aguets, la langue hors de la bouche, et la main au
menton, comme quelqu’un d’obtus qui réfléchit profondément ;
et l’étranger, qui avait ramené son manteau sur son visage,
paraissait mal à l’aise. Il ne m’eut pas plus tôt aperçu, qu’il
s’avança à ma rencontre avec des manières démonstratives.
– Mon cher garçon, dit-il, un millier d’excuses pour vous avoir
dérangé, mais je suis dans la plus gênante situation. Et il y a là
un écouteur dont je connais trop bien la mine, et qui me regarde je
voudrais savoir pourquoi. Les fonctions que vous remplissez dans
cette famille, Monsieur, impliquent une certaine responsabilité
(c’est d’ailleurs pourquoi j’ai pris la liberté de vous faire
appeler) et vous êtes sans doute du parti honnête ?
– Je puis du moins vous affirmer, dis-je, que tous les gens de
ce parti-là sont en parfaite sécurité à Durrisdeer.
– Mon cher garçon, dit-il, c’est bien ainsi que je l’entends.
Voyez-vous, je viens d’être déposé à terre ici près par un très
honnête homme, dont je ne me rappelle pas le nom, et qui va
louvoyer et m’attendre jusqu’au matin, non sans danger pour
lui ; et, à parler franc, j’ai mes raisons de croire que ce
danger me concerne également. J’ai sauvé ma vie si souvent, Mr…,
j’ai oublié votre nom, cependant très honorable, – que ma foi, je
répugne assez à la perdre. Et cet écouteur là-bas, que je suis sûr
d’avoir vu devant Carlisle…
– Oh, monsieur, dis-je, vous pouvez vous fier à Macconochie
jusqu’à demain.
– Bon, et c’est un plaisir de vous entendre parler de la sorte,
dit l’étranger. Le fait est que mon nom n’est guère convenable à
porter dans cette région de l’Écosse. Avec un gentleman comme vous,
mon cher garçon, je ne veux rien cacher ; et si vous le
permettez, je vais vous le glisser dans l’oreille. Je m’appelle
Francis Burke, – le colonel Francis Burke ; et je suis venu
ici, à mon plus grand péril, pour voir vos maîtres – vous me
pardonnerez, mon brave garçon, de leur donner ce nom, car c’est là
un détail que je n’aurais à coup sûr jamais deviné, au premier
abord. Et si vous voulez bien avoir l’extrême obligeance d’aller
leur dire mon nom, vous pourriez ajouter que je leur apporte des
lettres dont j’aime à croire que la lecture leur fera très grand
plaisir.
Le colonel Francis Burke était un de ces Irlandais du Prince,
qui firent tant de mal à sa cause, et que détestaient tellement les
Écossais, à l’époque de la révolte ; et je me rappelai
aussitôt que le Maître de Ballantrae avait étonné tout le monde en
se liant avec ces gens-là. À l’instant même, un vif pressentiment
de la vérité envahit mon âme.
– Si vous voulez entrer ici, dis-je, en lui ouvrant la porte
d’une chambre, je vais avertir Mylord.
– Et ce sera fort bien à vous, Mr. Quel-est-donc-votre-nom, dit
le colonel.
Je gagnai à pas lents l’extrémité de la salle. Ils étaient là
tous trois : – mon vieux Lord à sa place, Mme Henry travaillant
auprès de la fenêtre ; Mr. Henry (selon sa coutume) arpentant
le bas bout.
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