Henry ; je fus en
outre déconcerté par la soudaine brutalité de sa voix et de ses
allures, et sortis de la chambre sous une grêle de malédictions,
comme un chien battu. Même dehors, je n’en fus pas quitte : la
mégère ouvrit la fenêtre et, se penchant, continua de me vitupérer,
tandis que je descendais l’allée. Les contrebandiers, sortant sur
le seuil de la taverne, joignirent leurs sarcasmes aux siens, et
l’un d’eux eut la cruauté de lancer à mes trousses un petit roquet
féroce, qui me mordit à la cheville. C’était là un bon
avertissement, au cas où j’en aurais eu besoin, d’éviter les
mauvaises fréquentations ; et je tournai la bride vers le
château, souffrant beaucoup de la morsure, et considérablement
indigné.
Mr. Henry m’attendait dans le bureau du régisseur, simulant
d’être occupé ; mais je vis bien qu’il était uniquement
impatient de savoir les nouvelles de mon expédition.
– Eh bien ? dit-il, dès mon entrée.
Je lui racontai une partie de ce qui s’était passé, ajoutant que
Jessie me paraissait loin de mériter ses bontés, et incapable de
reconnaissance.
– Elle n’est pas mon amie, dit-il. En fait, je n’ai guère
d’amis, et Jessie a quelque raison d’être injuste. Je ne
dissimulerai pas ce que tout le pays connaît : elle fut assez mal
traitée par un membre de la famille.
C’était la première fois que je l’entendais faire une allusion,
même lointaine, au Maître ; et il me parut que sa langue se
refusait presque à en dire autant. Mais il reprit :
– Voilà pourquoi je voulais qu’on n’en sût rien. Cela ferait de
la peine à Mme Henry… et à mon père, ajouta-t-il, en rougissant de
nouveau.
– Mr. Henry, dis-je, si vous m’en laissez prendre la liberté, je
vous conseille de ne plus vous occuper de cette femme. De quelle
utilité peut être votre argent à quelqu’un de son espèce ?
Elle n’a ni sobriété, ni épargne, – et pour la reconnaissance, vous
tireriez plutôt du lait d’une meule de rémouleur ; et si vous
voulez mettre un terme à vos bontés, cela n’y changera rien, si ce
n’est d’épargner les chevilles de vos messagers.
Mr. Henry eut un sourire.
– Mais je suis désolé pour votre cheville, dit-il l’instant
d’après, avec le sérieux voulu.
– Et remarquez, continuai-je, que je vous donne cet avis après
réflexion, et bien que mon cœur fût ému par cette femme, tout
d’abord.
– N’est-ce pas ? vous voyez bien ! dit Mr. Henry. Et
il faut vous souvenir que je l’ai connue jadis très convenable.
Outre cela, bien que je ne parle guère de ma famille, sa réputation
me tient à cœur.
Là-dessus, il coupa court à cet entretien, le premier que nous
eûmes ensemble sur ce genre de sujet. Mais l’après-midi même,
j’acquis la preuve que son père était parfaitement au courant de
l’histoire, et que c’était seulement pour sa femme que Mr. Henry
désirait le secret.
– J’ai bien peur que vous n’ayez fait aujourd’hui une commission
pénible, me dit Mylord. Et, comme elle ne relève en aucune façon de
vos attributions, je tiens à vous en remercier, et à vous rappeler
en même temps (au cas où Mr. Henry l’aurait oublié) qu’il est fort
à désirer que pas un mot n’en soit prononcé devant ma fille. Les
réflexions sur les défunts, Mr. Mackellar, sont doublement
pénibles.
La colère me remplit le cœur, et je faillis dire en face, à
Mylord, combien peu c’était son rôle, de grandir l’image du défunt
aux yeux de Mme Henry, et qu’il aurait beaucoup mieux fait de
détrôner cette fausse idole ; car dès cette époque, je voyais
très bien sur quel pied se trouvait mon maître vis-à-vis de sa
femme.
Ma plume possède la clarté nécessaire pour raconter simplement
une histoire ; mais rendre l’effet d’une multitude de petits
détails, dont pas un seul ne mérite d’être rapporté ; traduire
le langage des coups d’œil, et l’intonation de voix qui ne disent
pas grand-chose, et condenser en une demi-page l’essentiel de
presque dix-huit mois, – je désespère d’y arriver. La faute, pour
parler net, fut toute à Mme Henry. Elle s’estimait fort méritante
d’avoir consenti à ce mariage qu’elle supportait comme un
martyre ; à quoi Mylord, à son insu ou non, l’excitait encore.
Elle se faisait aussi un mérite de sa constance envers le défunt,
quoique le simple prononcé de son nom fût apparu à une conscience
plus droite comme une déloyauté envers le vivant. Là-dessus,
également, Mylord lui donnait l’approbation de son attitude. Je
suppose qu’il était heureux de parler de sa perte, et répugnait à
le faire devant Mr. Henry. En tout cas, ils formaient une petite
coterie à part dans cette famille de trois personnes, et c’était le
mari qui en était exclu. Il semble que ce fût une vieille coutume,
lorsque la famille se trouvait seule au château, que Mylord bût son
vin au coin de la cheminée, et que Miss Alison, au lieu de se
retirer, apportât un tabouret auprès de ses genoux, pour bavarder
privément avec lui. Lorsqu’elle fut devenue l’épouse de mon maître,
la même manière d’agir continua. Il m’eût semblé agréable de voir
ce vieux gentilhomme si aimant avec sa fille, si je n’avais été
partisan de Mr. Henry au point d’être fâché de son exclusion.
Maintes fois, je l’ai vu prendre une résolution évidente, quitter
la table et aller se joindre à sa femme et à Mylord Durrisdeer.
Eux, de leur côté, ne manquaient jamais de lui faire bon accueil,
se tournaient vers lui en souriant comme à un enfant intrus, et
l’admettaient dans leur conversation avec un effort si peu
dissimulé qu’il revenait bientôt s’attabler auprès de moi, et la
salle de Durrisdeer était si vaste que nous entendions à peine le
murmure des voix auprès de la cheminée.
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