Au milieu, la table était dressée pour le souper. Je
leur dis brièvement ce que j’avais à dire. Mon vieux Lord se laissa
aller dans son fauteuil, Mme Henry se mit debout, d’un mouvement
machinal, et elle et son mari se regardèrent dans les yeux, d’une
extrémité à l’autre de la salle : ce fut le plus singulier regard
de défi qu’ils échangèrent tous deux et, en même temps, leurs
visages pâlirent. Puis Mr. Henry se tourna vers moi, non pour
parler, mais pour me faire un signe du doigt. Mais cela me suffit,
et je redescendis chercher le colonel.
À notre retour, tous trois étaient encore dans la situation où
je les avais laissés ; ils n’avaient pas dû prononcer un
mot.
– Mylord Durrisdeer, je pense ? dit le colonel en
s’inclinant, et Mylord s’inclina en guise de réponse. – Et
Monsieur, continua le colonel, est sans doute le Maître de
Ballantrae ?
– Je n’ai jamais pris ce titre, dit Mr. Henry ; je suis
Henry Durie, pour vous servir.
Puis le colonel se tourna vers Mme Henry, et la salua, en
portant son chapeau sur son cœur, et avec la plus parfaite
galanterie.
– On ne peut s’y méprendre devant une aussi exquise lady,
reprit-il Je m’adresse à la séduisante Miss Alison, dont j’ai si
souvent ouï parler ?
De nouveau, mari et femme échangèrent un regard.
– Je suis Mme Henry Durie, dit-elle ; mais, avant mon
mariage, mon nom était Alison Graeme.
Alors, Mylord parla.
– Je suis vieux, colonel Burke, dit-il, et d’une santé délicate.
Ce sera de votre part une grâce que d’être prompt. M’apportez-vous
des nouvelles de… Il hésita, puis, avec un changement de ton
singulier, il laissa échapper : – mon fils ?
– Mon cher Lord, je serai franc avec vous, comme un soldat, dit
le colonel. J’en apporte.
Mylord leva la main ; il semblait faire un signe, mais
était-ce pour lui donner du temps ou pour le faire parler, nul
n’eût pu le deviner. À la fin, il prononça ce seul mot :
– Bonnes ?
– Mais oui, les meilleures du monde ! s’exclama le colonel.
Car mon excellent ami et honoré camarade est à cette heure dans la
belle ville de Paris et vraisemblablement, si je connais ses
habitudes, il se met à table pour dîner… Mais parbleu, je crois que
Mylady va s’évanouir !
Mme Henry, en effet, pâle comme la mort, s’était accotée à
l’appui de la fenêtre. Mais quand Mr. Henry fit un mouvement comme
pour l’élancer, elle se redressa avec une espèce de frisson.
– Je suis très bien, dit-elle, les lèvres blanches.
Mr. Henry s’arrêta, et une expression de colère passa sur ses
traits. Au bout d’un instant, il se retourna vers le colonel.
– Vous n’avez pas de reproches à vous faire, dit-il, au sujet de
ce malaise de Mme Durie. C’est trop naturel : nous avons tous ici
été élevés comme frères et sœur.
Mme Henry lança à son mari un regard mêlé de soulagement et de
reconnaissance. Dans ma façon de penser, cette phrase lui fit faire
son premier pas dans les bonnes grâces de sa femme.
– Il faut tâcher de me pardonner, Mme Durie, car, en fait, je ne
suis qu’un brutal d’Irlandais, dit le colonel ; et je
mériterais d’être tué pour n’avoir pas su présenter la chose avec
plus d’art devant une lady. Mais voici les propres missives du
Maître ; une pour chacun de vous trois ; et à coup sûr
(si je connais tant soit peu l’esprit de mon ami) il vous raconte
son histoire avec meilleure grâce.
Tout en parlant, il tira de sa poche les trois lettres, les
arrangea par ordre d’après leurs suscriptions, offrit la première à
Mylord, qui la prit avidement, et s’avança vers Mme Henry, en lui
tendant la deuxième.
Mais elle le repoussa d’un geste.
– À mon mari, dit-elle, d’une voix troublée.
Le colonel était prompt, mais ceci le démonta un peu.
– Bien entendu, dit-il ; sot que je suis ! Bien
entendu ! Mais il tenait toujours la lettre.
Enfin, Mr. Henry avança la main, et il ne lui resta plus qu’à la
donner. Mr. Henry prit les lettres (la sienne et celle de sa femme)
et considéra leurs enveloppes, les sourcils froncés, comme s’il
réfléchissait profondément. Il venait de m’étonner par son attitude
parfaite ; mais à ce moment, il se surpassa.
– Permettez que je vous reconduise chez vous, dit-il à sa femme.
L’événement a été un peu brusque, et, d’ailleurs, vous souhaitez
sans doute lire votre lettre en particulier.
De nouveau elle lui lança le même regard de surprise ; mais
sans lui laisser de temps, il s’avança vers elle.
– Cela vaut mieux ainsi, croyez-moi, dit-il ; et le colonel
Burke est trop intelligent pour ne pas vous excuser.
Là-dessus, il lui prit le bout des doigts et l’emmena hors de la
salle.
Mme Henry ne reparut plus de la soirée ; et lorsque Mr.
Henry alla lui rendre visite le lendemain matin, comme je l’ai su
longtemps après, elle lui rendit la lettre, non décachetée.
– Oh ! lisez-la, et que ce soit fini !
s’écria-t-il.
– Épargnez-moi cela, dit-elle.
Et par ces deux phrases, à mon idée, chacun défit une grande
part de ce qu’ils avaient si bien commencé auparavant. Mais la
lettre, pour finir, parvint entre mes mains, et fut brûlée par moi,
non décachetée.
Afin de relater avec une exactitude parfaite les aventures du
Maître, après Culloden, j’écrivis dernièrement au colonel Burke,
aujourd’hui chevalier de l’ordre de Saint-Louis, pour lui demander
quelques notes écrites, car je ne pouvais guère me fier à ma
mémoire après un si long intervalle. Sa réponse, je l’avoue,
m’embarrassa un peu ; car il m’envoyait les mémoires complets
de sa vie, n’ayant trait au Maître que çà et là ; s’étendant
sur une période beaucoup plus longue que mon histoire entière, et
dont certains passages me semblaient peu édifiants. Il me priait
dans sa lettre, datée d’Édimbourg, de lui trouver un éditeur pour
le tout, après en avoir fait l’usage que bon me semblerait. Je
pense mieux servir mon dessein personnel et répondre à son désir,
en imprimant tout au long certains passages. Mes lecteurs y
trouveront un récit détaillé et, je crois, véridique, de quelques
épisodes essentiels ; et si le style du chevalier séduit
quelque éditeur, il sait à qui demander le reste, que je tiens à sa
disposition. J’insère ici mon premier extrait, qui tiendra lieu du
récit fait par le chevalier, après souper, dans la salle de
Derrisdeer. Vous supposerez toutefois qu’il offrit à Mylord non pas
le fait brutal, mais une version très expurgée.
Chapitre 3
Les pérégrinations du Maître
(Extrait des Mémoires du Chevalier de Burke)
Je quittai Ruthven (est-il besoin de le dire ?) avec
beaucoup plus de satisfaction que je n’y étais arrivé ; mais
soit que je me trompai de chemin dans les solitudes, ou soit que
mes compagnons m’abandonnèrent, je me trouvai bientôt seul. Ma
situation était fort désagréable ; car je n’ai jamais rien
compris à cet affreux pays ni à ses sauvages habitants, et le
dernier coup de la retraite du Prince nous avait rendus, nous
autres Irlandais, plus impopulaires que jamais.
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