Je réfléchissais à mes tristes perspectives, lorsque je découvris sur la colline un autre chevalier, que je pris d’abord pour un fantôme, car le bruit de sa mort, en plein front de bataille, à Culloden, avait couru dans l’armée entière. C’était le Maître de Ballantrae, fils de Mylord Durie, un jeune gentilhomme exceptionnellement brave et doué, et destiné par la nature aussi bien à faire l’ornement d’une cour, qu’à moissonner des lauriers sur le champ de bataille. Cette rencontre nous fit grand plaisir à tous deux, car il était de ces rares Écossais qui avaient traité les Irlandais avec bienveillance, et il pouvait à présent m’être des plus utiles en favorisant mon évasion. Toutefois, notre amitié ne devint plus intime qu’après une aventure romanesque comme une légende du roi Arthur. C’était le second jour de notre fuite. Nous venions de passer la nuit sous la pluie, au flanc de la montagne. Il se trouva qu’un homme d’Appin, Alan Black Stewart[15] (ou quelque nom de ce genre, mais je l’ai revu depuis en France), suivait aussi notre chemin, et qu’il eut une pique avec mon compagnon. Des paroles fort inciviles furent échangées, et Stewart somma Ballantrae de mettre pied à terre et de lui rendre raison.

– Non, Mr. Stewart, dit le Maître, j’ai plutôt idée, pour l’heure, de faire la course avec vous.

Et il donna de l’éperon à son cheval.

Stewart courut derrière nous durant près d’un mille ; et – ce qui était un vrai enfantillage – je ne pus m’empêcher de rire lorsqu’en me retournant pour la dernière fois je le vis dans une montée, qui se tenait le flanc et n’en pouvait plus de courir.

– Quand même, ne pus-je m’empêcher de dire à mon compagnon, je ne laisserais personne courir ainsi derrière moi, après de telles paroles, sans lui donner satisfaction. La plaisanterie est bonne, mais elle fleure un peu la couardise.

Il me regarda en fronçant le sourcil.

– J’ose pourtant bien, dit-il, me mettre sur le dos l’homme le plus impopulaire d’Écosse ; et le courage est suffisant.

– Oh ! parbleu, dis-je, je puis vous en faire voir un plus impopulaire encore, et à l’œil nu. Et si vous n’aimez pas ma société, vous pouvez vous mettre sur le dos quelqu’un d’autre.

– Colonel Burke, dit-il, pas de querelle entre nous et, à ce propos, je dois vous avertir que je suis l’homme du monde le moins patient.

– Je suis aussi peu patient que vous, dis-je, et peu m’importe qui l’entend.

– De ce pas, dit-il, en retenant son cheval, nous n’irons guère loin. Je propose que nous fassions sur-le-champ de deux choses l’une : ou bien nous battre et en finir, ou bien conclure un pacte ferme de supporter n’importe quoi l’un de l’autre.

– Comme un couple de frères ? demandai-je.

– Je ne dis pas semblable bêtise, répliqua-t-il. J’ai un frère, moi, et je ne l’estime pas plus qu’un chou vert. Mais si nous devons réciproquement nous étriller un peu au cours de cette fuite, que chacun ose être lui-même comme un sauvage, et que chacun jure qu’il n’aura ni ressentiment ni mépris envers l’autre. Je suis un très méchant individu, au fond, et j’estime très fastidieuse l’affectation de la vertu.

– Oh ! je suis aussi méchant que vous, dis-je. Francis Burke n’a pas du lait battu dans les veines. Mais que décidons-nous ? Le combat ou l’amitié ?

– Bah ! dit-il, le mieux sera, je pense, de jouer la chose à pile ou face.

La proposition était trop chevaleresque pour ne pas me séduire ; et, aussi étrange que cela puisse paraître pour deux bons gentilshommes contemporains, nous lançâmes en l’air une demi-couronne (tels deux paladins de jadis) afin de savoir si nous allions nous couper la gorge ou devenir amis jurés. Une aventure plus romanesque n’a pas dû arriver souvent ; et c’est là pour moi un de ces exemples d’où il appert que les contes d’Homère et des poètes sont encore vrais aujourd’hui, – du moins chez les nobles et les gens de bon ton. La pièce décida la paix et nous scellâmes le pacte d’une poignée de main. Ce fut alors que mon compagnon m’expliqua pour quelle raison il avait fui Mr. Stewart, raison digne à coup sûr de son intelligence politique. Le bruit de sa mort, dit-il, était sa meilleure sauvegarde. Mr. Stewart l’ayant reconnu devenait un danger, et il avait pris le chemin le plus court pour s’assurer le silence du gentilhomme.

– Car, dit-il, Alan Black est trop vain pour raconter de lui-même pareille aventure.

Dans l’après-midi, nous atteignîmes les bords de ce loch[16] qui était notre but. Le navire était là, qui venait à peine de jeter l’ancre. C’était la Sainte-Marie-des-Anges, du Havre de Grâce. Le Maître, après avoir appelé par signaux une embarcation, me demanda si je connaissais le capitaine. Je lui répondis que c’était un mien compatriote de la plus entière probité, mais, je le craignais, assez timoré.

– Peu importe, dit-il. Malgré tout, il faut qu’il sache la vérité.

Je lui demandai s’il voulait parler de la bataille ? car si le capitaine apprenait le mauvais état des affaires, nul doute qu’il ne remît à la voile aussitôt.

– Et quand bien même ! dit-il ; les armes ne sont plus d’aucune utilité à présent.

– Mon cher ami, dis-je, qui pense aux armes ? Ce sont nos amis dont il faut se souvenir. Ils doivent être sur nos talons, voire le Prince en personne, et, si le navire est parti, voilà maintes existences précieuses en péril.

– À ce compte, le capitaine et l’équipage ont aussi leurs existences, dit Ballantrae.

Il me servait là un faux-fuyant, déclarai-je ; et je ne voulais toujours pas qu’il dît rien au capitaine.