Ce fut alors que
Ballantrae me fit une réponse spirituelle, à cause de quoi (et
aussi parce que l’on m’a blâmé pour cette affaire de la
Sainte-Marie-des-Anges) je rapporte ici nos paroles
textuelles.
– Francis, dit-il, rappelez-vous notre pacte. Je n’ai rien à
objecter à ce que vous teniez votre langue, ce que je vous engage
même à faire par la suite ; mais, d’après nos conventions,
vous devez me laisser libre de parler.
Je ne pus m’empêcher de rire ; mais je persistai à
l’avertir de ce qui en sortirait.
– Que le diable en sorte, peu m’en chaut, dit l’enragé garçon.
J’ai toujours exactement suivi mes impulsions.
Comme chacun sait, ma prédiction se réalisa. Le capitaine n’eut
pas plus tôt appris les nouvelles, qu’il coupa son amarre et reprit
la mer. Avant l’aube, nous étions dans le Grand Minch[17] .
Le navire était très vieux ; et le capitaine, encore que
très honnête homme (et Irlandais en outre), était des moins
capables. Le vent soufflait avec fureur, et la mer était
excessivement grosse. Tout ce jour, il nous fut impossible de boire
ni de manger ; nous allâmes nous coucher de bonne heure, non
sans inquiétude ; et (comme pour nous donner une leçon) dans
la nuit le vent passa subitement au nord-est, et se mit à souffler
en ouragan. Nous fûmes éveillés par l’effroyable fracas de la
tempête, et les pas précipités des matelots sur le pont ; de
sorte que je crus notre dernière heure arrivée ; et ma terreur
s’accrut démesurément à voir Ballantrae railler mes dévotions.
C’est en des heures comme celle-là qu’un homme de pitié apparaît
sous son vrai jour, et que nous découvrons (ce qu’on nous enseigne
dès notre plus jeune âge) quelle faible confiance on peut mettre en
ses amis profanes : je serais indigne de ma religion si je laissais
passer l’occasion de faire cette remarque. Pendant trois jours nous
restâmes dans l’obscurité de la cabine, sans autre chose qu’un peu
de biscuit à grignoter. Le quatrième jour, le vent tomba, laissant
le navire démâté et se balançant sur d’énormes lames. Le capitaine
n’avait aucun soupçon des parages où nous avions été chassés ;
il ignorait parfaitement son métier, et ne savait faire autre chose
qu’invoquer la sainte Vierge : excellente pratique, certes, mais
qui n’est pas tout le talent du marin. Nous avions pour unique
espoir d’être recueillis par un autre navire ; mais s’il
arrivait que ce navire fût anglais, cela ne profiterait guère au
Maître ni à moi.
Les cinquième et sixième jours, nous fûmes ballottés sans
remède. Le septième, on hissa de la toile, mais le navire était
lourd, et nous ne fîmes guère que dériver. Tout le temps, en effet,
nous avions porté vers le sud-ouest, et, durant la tempête, nous
avions dû être entraînés dans cette direction avec une violence
inouïe. Le neuvième jour se leva froid et sombre, avec une grosse
mer et tous les symptômes du mauvais temps. Dans cette situation,
nous eûmes le ravissement d’apercevoir à l’horizon un petit navire,
et de voir qu’il s’approchait et venait droit sur la
Sainte-Marie. Mais notre joie ne fut pas de longue durée,
car lorsqu’il fut assez proche pour mettre à la mer une
embarcation, celle-ci fut immédiatement remplie d’une tourbe
désordonnée de gens qui chantaient et criaient en ramant vers nous,
et qui se répandirent sur notre pont, le coutelas nu au poing, et
blasphémant effroyablement. Leur chef était un odieux sacripant, le
visage noirci et les favoris frisés en bouclettes : il se nommait
Teach, et c’était un pirate très notoire. Il frappait du pied le
pont, s’écriant qu’il s’appelait Satan, et son navire
l’Enfer. Il y avait dans ses allures quelque chose de
l’enfant vicieux et de l’individu timbré, qui me stupéfia. Je
glissai à l’oreille de Ballantrae que je ne serais certes pas le
dernier à m’engager, et que je priais seulement Dieu qu’ils fussent
à court de matelots. Il m’approuva d’un signe de tête.
– Parbleu, dis-je à Maître Teach, si vous êtes Satan, voici un
diable pour vous.
Le mot lui plut ; et (pour ne m’appesantir sur ces détails
révoltants) Ballantrae et moi, plus deux autres, fûmes admis comme
recrues, mais le capitaine et tout le reste furent précités à la
mer par la méthode de « la promenade sur la planche ». C’était la
première fois que je la voyais expérimenter, mon cœur défaillit à
ce spectacle, et Master Teach, ou l’un de ses acolytes, fit
remarquer ma pâleur, d’un air très inquiétant. J’eus le courage de
leur danser deux ou trois pas de gigue, et de lâcher quelque
grossièreté, ce qui me sauva pour l’instant ; mais quand il me
fallut descendre dans la yole, au milieu de ces mécréants, mes
jambes faillirent se dérober sous moi ; et tant par dégoût de
cette société, que par effroi des lames monstrueuses, je fus à
peine capable d’user de ma langue en bon Irlandais, et de lancer
quelques plaisanteries durant le trajet. Par la bénédiction de
Dieu, il y avait un crincrin sur le bateau pirate, et je ne l’eus
pas plus tôt aperçu que je m’en emparai ; et ma qualité de
ménétrier me valut la chance merveilleuse de gagner leurs bonnes
grâces. Pat-le-Violoneux[18] , tel
fut le sobriquet dont ils m’affublèrent ; mais je me souciais
peu du nom, tant que ma peau était sauve.
Quel genre de pandémonium était ce navire, je ne saurais le
décrire, mais il était commandé par un fou, et pourrait s’appeler
un Bedlam[19] flottant. Buvant, braillant, chantant,
querellant, dansant, jamais tous à la fois n’étaient sobres ;
à certains jours même, s’il était survenu un grain, il nous aurait
envoyés au fond ; ou si un vaisseau du roi avait passé près de
nous, il nous aurait trouvés incapables de défense. Deux ou trois
fois, nous aperçûmes une voile et, lorsqu’on n’avait pas beaucoup
bu, on s’en emparait, Dieu nous pardonne ! et si nous étions
tous trop ivres, elle s’échappait, et je bénissais les saints à
part moi. Teach gouvernait, si l’on peut dire, bien qu’il ne fît
régner aucun ordre, par la terreur qu’il inspirait ; et je vis
que notre homme était infatué de son importance. J’ai connu des
maréchaux de France moins ouvertement bouffis de la leur ; ce
qui jette un jour singulier sur la poursuite des honneurs et de la
gloire. En fait, à mesure que nous avançons en âge, nous percevons
mieux la sagacité d’Aristote et des autres philosophes de
l’antiquité ; et, bien que j’aie toute ma vie recherché les
distinctions légitimes, je puis, à la fin de ma carrière, déclarer,
la main sur la conscience, qu’il n’en est pas une, – non, et pas
même la vie non plus, – qui vaille d’être acquise ou conservée au
moindre préjudice de notre dignité.
Je fus longtemps avant de pouvoir m’entretenir en particulier
avec Ballantrae ; mais à la fin, une nuit, nous allâmes en
rampant nous poster sur le beaupré, alors que les autres étaient
mieux occupés, et nous causâmes de notre situation.
– Nul ne peut nous délivrer que les saints, dis-je.
– Mon opinion est tout autre, répliqua Ballantrae ; car je
vais me délivrer moi-même.
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