Ce Teach est la dernière des
nullités ; il ne nous sert de rien, et nous expose sans cesse
à être capturés. Je n’ai pas envie de faire le pirate goudronné
pour rien, ni de me laisser pendre si je puis l’empêcher.
Et il m’exposa le plan qu’il avait conçu pour améliorer la
discipline du navire, ce qui nous donnerait la sécurité pour le
présent, et l’espoir d’une prochaine délivrance, lorsqu’on aurait
gagné assez pour rompre l’association.
Je lui avouai ingénument que j’avais les nerfs très éprouvés par
cet horrible milieu, et que je n’osais guère lui répondre de
moi.
– Je ne me laisse pas effrayer aisément, répliqua-t-il, ni
battre.
Quelques jours plus tard, survint un incident qui faillit nous
faire pendre tous, et qui offre l’exemple le plus extravagant de la
folie qui présidait à notre conduite. Nous étions tous très
ivres ; et quelque bedlamite[20] ayant
signalé une voile, Teach la prit en chasse, sans même y regarder,
et nous commençâmes le branle-bas de combat et les vantardises des
horreurs à venir. Ballantrae demeurait tranquillement au bossoir, à
regarder sous sa main en abat-jour ; mais quant à moi, suivant
ma politique vis-à-vis de ces sauvages, j’étais tout à la besogne
avec les plus actifs, et les divertissais par mes boutades
irlandaises.
– Hissez le pavillon ! s’écria Teach. Montrez à ces jean-f…
le Jolly-Roger !
C’était, en l’occurrence, pure forfanterie, et qui pouvait nous
coûter une prise de valeur ; mais je ne me permis pas de
discuter et, de ma main, je hissai le pavillon noir.
Ballantrae s’en vint aussitôt vers l’arrière, avec un sourire
sardonique.
– Vous aurez peut-être plaisir à apprendre, vous, chien
d’ivrogne, dit-il, que vous donnez la chasse à un vaisseau
royal ?
Teach brailla qu’il en avait menti ; mais il se précipita
néanmoins aux bastingages, et tous l’imitèrent. Je n’ai jamais vu
tant d’hommes ivres plus soudainement dégrisés. Le croiseur avait
viré de bord à notre impudente démonstration ; ses voiles
s’enflaient dans la nouvelle direction ; son enseigne se
déployait, bien visible ; et, tandis que nous regardions, il y
eut une bouffée de fumée puis une détonation, et un boulet plongea
dans les vagues, à bonne distance de nous, trop court. On s’élança
aux manœuvres, et la Sarah s’éloigna avec une célérité
incroyable. Un matelot attrapa le fût de rhum qui était en perce
sur le pont, et le fit rouler par-dessus bord. Quant à moi, je
m’occupai du Jolly-Roger, l’amenai et le jetai à la mer, où je me
serais volontiers précipité avec lui, tant j’étais vexé de ma
maladresse. Pour Teach, il devint pâle comme la mort, et descendit
sur-le-champ dans sa cabine. Deux fois seulement, de tout
l’après-midi, il se montra sur le pont : il s’accouda au bordage de
poupe, considéra longuement le vaisseau royal qu’on apercevait
encore à l’horizon, s’acharnant après nous ; puis, sans mot
dire, regagna sa cabine. On peut dire qu’il nous déserta ; et,
n’eussent été un matelot fort capable que nous avions à bord, et la
jolie brise qui souffla tout le jour, nous étions immanquablement
pendus à la grand-vergue.
On imagine combien Teach fut humilié, voire inquiet pour son
prestige aux yeux de l’équipage ; et la méthode qu’il employa
pour regagner le terrain perdu fut tout à fait dans son caractère.
Le lendemain matin, très tôt, l’odeur du soufre qui brûle s’échappa
de sa cabine, et on l’entendit crier : « Enfer ! enfer !
» exclamation bien connue de l’équipage, qui remplit chacun
d’appréhension. Puis il monta sur le pont, en parfait personnage de
farce, le visage noirci, les cheveux et les favoris nattés, la
ceinture bourrée de pistolets ; du sang plein le menton, il
mâchait des fragments de verre, et brandissait un poignard. Je ne
sais s’il avait emprunté ces façons aux Indiens de l’Amérique, dont
il était originaire ; mais telle était sa coutume, et il
préludait toujours ainsi à d’effroyables exécutions. Le premier
qu’il trouva sur son chemin fut l’individu qui avait envoyé le rhum
par-dessus bord, la veille. Celui-là, il lui transperça le cœur, en
le traitant de mutin ; puis, sautant sur le cadavre, en
beuglant et sacrant, il nous défia tous d’approcher. C’était le
plus absurde spectacle ; et redoutable, aussi, car le vil
personnage s’apprêtait, de toute évidence, à commettre un nouveau
meurtre.
Soudain, Ballantrae s’avança.
– En voilà assez de cette représentation, dit-il. Croyez-vous
nous faire peur avec vos grimaces ? On ne vous a pas vu hier,
quand c’était utile ; mais nous nous sommes bien passés de
vous, sachez-le.
Il se fit un murmure et un mouvement, parmi l’équipage, de
plaisir et d’inquiétude, me sembla-t-il, en proportions égales.
Teach, lui, poussa un hurlement féroce, et balança son poignard
comme pour le projeter, – exercice qui lui était familier, ainsi
qu’à beaucoup de marins.
– Faites-lui tomber cela de la main ! ordonna Ballantrae,
si prompt et si net que mon bras lui obéit avant même que j’eusse
compris.
Teach demeura stupide, sans s’aviser de ses pistolets.
– Descendez à votre cabine, s’écria Ballantrae. Vous remonterez
sur le pont quand vous serez de sang-froid. Vous imaginez-vous que
nous allons nous laisser pendre pour vous, brute d’ivrogne au
visage noirci, espèce de boucher toqué ? Descendez !
Et il frappa du pied d’un air si menaçant que Teach s’encourut
vers le capot d’échelle.
– Et maintenant, camarades, dit Ballantrae, un mot pour vous. Je
ne sais si vous êtes des gentlemen de fortune pour la blague, mais
moi pas. Je veux de l’argent, puis retourner à terre, le dépenser
en homme. Et sur un point je suis bien résolu : je ne me laisserai
pendre que si je ne puis l’éviter. Allons, donnez-moi un
conseil ; je ne suis qu’un débutant ! N’y a-t-il pas
moyen d’introduire un peu de discipline et de sens commun dans
cette entreprise ?
L’un des hommes parla : il dit que, régulièrement, ils devraient
avoir un quartier-maître ; et il n’eut pas plus tôt prononcé
le mot, que tous furent de son avis. La chose passa par
acclamation, Ballantrae fut fait quartier-maître, le rhum fut remis
à sa discrétion, des lois furent votées à l’instar de celles d’un
pirate nommé Roberts, et la dernière motion fut d’en finir avec
Teach. Mais Ballantrae craignit qu’un autre capitaine plus effectif
ne vînt contrebalancer son autorité, et il s’opposa fortement à la
chose. Teach, dit-il, était bon assez pour aborder les navires et
épouvanter les imbéciles avec sa figure noircie et ses
blasphèmes ; nous ne pouvions guère trouver meilleur que Teach
pour jouer ce rôle ; et, d’ailleurs, l’individu pouvant être
considéré comme déposé, on diminuerait sa part de butin. Ce dernier
argument décida l’équipage : la portion de Teach fut réduite à une
pure dérision, – moindre que la mienne ! – et il ne resta plus
à résoudre que deux difficultés : consentirait-il ; et qui
irait lui annoncer les décisions prises ?
– Ne vous occupez pas de ça, dit Ballantrae. Je m’en charge.
Et il descendit par le capot d’échelle, pour aller seul
affronter dans sa cabine le sauvage ivre.
– Voilà notre homme ! s’écria l’un des matelots.
1 comment