Trois hourras pour notre quartier-maître !

Les hourras furent aussitôt poussés avec unanimité. Ma voix ne fut pas la moins forte, et je crois bien que ces acclamations produisirent leur effet sur maître Teach dans sa cabine, tout comme nous avons vu naguère à quel point les clameurs de la rue peuvent troubler l’esprit des législateurs eux-mêmes.

Ce qui se passa au juste, on ne le sut jamais ; par la suite seulement, il transpira quelques détails de leur conversation ; mais nous fûmes tous aussi étonnés que contents de voir Ballantrae déboucher sur le pont bras dessus bras dessous avec Teach, et nous annoncer que ce dernier consentait à tout.

Je passe rapidement sur ces douze ou quinze mois durant lesquels nous continuâmes de naviguer dans l’Atlantique Nord, tirant notre eau et nos vivres des navires capturés et, bref, faisant de très bonnes affaires. Certes, nul n’aimerait lire des mémoires d’aussi mauvais goût que ceux d’un pirate, même involontaire, comme moi ! Les choses tournèrent au mieux de nos desseins, et dorénavant Ballantrae suivait sans dévier la ligne de conduite qu’il s’était tracée. Je croirais volontiers qu’un gentilhomme doit nécessairement occuper la première place, même à bord d’un écumeur de mer ; mais je suis d’aussi bonne naissance que n’importe quel lord d’Écosse, et je confesse sans nulle honte que je demeurai jusqu’à la fin Pat-le-Violoneux, et que je ne valais guère mieux que le bouffon de l’équipage. En somme, ce n’était pas un théâtre propice à manifester mes talents. Ma santé souffrait pour divers motifs ; je me suis toujours trouvé mieux à ma place sur un cheval que sur un pont de navire ; et, pour être franc, la crainte de la mer, alternant avec celle de mes compagnons, affligeait sans cesse mon esprit. Je n’ai pas besoin de rappeler mon courage : je me suis vaillamment comporté en maintes batailles, sous les yeux de généraux illustres, et j’ai mérité mon dernier avancement par un haut fait des plus remarquables, exécuté devant de nombreux témoins. Mais lorsqu’il nous fallait procéder à un abordage, le cœur défaillait à Francis Burke ; la petite coquille de noix dans laquelle je devais embarquer, l’effroyable dénivellation des lames, la hauteur du navire à escalader, la pensée qu’il pouvait y avoir là-haut une nombreuse garnison en état de légitime défense, le ciel tempétueux qui (sous le climat) étalait si souvent sur nos exploits sa sombre menace, et jusqu’au hurlement du vent dans mes oreilles, étaient toutes conditions fort déplaisantes à ma valeur. En outre, comme je fus toujours de la plus exquise sensibilité, les scènes qui devaient suivre notre succès me tentaient aussi peu que les chances de défaite. Par deux fois, il se trouva des femmes à bord ; et j’ai beau avoir assisté à des sacs de ville, et dernièrement, en France, aux plus affreux excès populaires, il y avait dans le petit nombre des combattants, et dans les dangers de cette immensité de mer à l’entour de nous, un je ne sais quoi qui rendait ces actes de piraterie infiniment plus révoltants. J’avoue franchement qu’il me fut toujours impossible de les exécuter avant d’être aux trois quarts ivre. Il en allait de même pour l’équipage ; Teach en personne n’était bon à rien, s’il n’était gorgé de rhum ; et la fonction de Ballantrae la plus délicate consistait à distribuer les liqueurs en juste quantité. Cela même, il s’en tirait à la perfection, car il était sur toutes choses l’homme le plus capable que j’aie jamais rencontré, et du génie le plus réel. Il ne cherchait pas à capter les bonnes grâces de l’équipage, comme moi, par des bouffonneries continuelles, exécutées d’un cœur anxieux ; mais, dans la plupart des occasions, il demeurait grave et distant ; on eût dit un père au milieu d’une famille de jeunes enfants, ou un maître d’école avec ses élèves.

Ce qui augmentait les difficultés de son rôle, c’est que les hommes étaient d’invétérés mécontents ; la discipline de Ballantrae, toute minime qu’elle fût, pesait à leur amour de la licence ; et, ce qui était pis, en les empêchant de boire, il leur donnait le loisir de penser. Plusieurs, en conséquence, commencèrent à regretter leurs abominables forfaits ; l’un en particulier, bon catholique, et avec qui je me retirais parfois à l’écart pour dire une prière, surtout par mauvais temps, brouillard, pluie battante, etc., lorsque l’on ne nous remarquait pas ; et je suis sûr que deux criminels sur la charrette n’ont jamais accompli leurs dévotions avec une plus anxieuse sincérité. Mais le reste de l’équipage, n’ayant pas de semblables motifs d’espoir, se livrait à un autre passe-temps, celui des calculs. Tout le long du jour, ils ressassaient leurs parts, ou se dépitaient du résultat. J’ai dit que nos affaires allaient bien. Mais il faut remarquer ceci : que dans ce monde, en aucune entreprise de ma connaissance, les bénéfices ne sont à la hauteur de l’attente. Nous rencontrâmes de nombreux navires, et en prîmes beaucoup ; cependant bien peu contenaient de l’argent, leurs marchandises ne nous étaient à l’ordinaire d’aucun usage, – qu’avions-nous besoin d’une cargaison de charrues, ou même de tabac ? – et il est triste de songer au nombre d’équipages tout entiers auxquels nous avons fait faire la « promenade de la planche » pour guère plus qu’un stock de biscuits ou deux ou trois quartauts d’alcool.

Cependant, notre navire faisait beaucoup d’eau, et il était grand temps de nous diriger vers notre port de carénage, qui était l’embouchure d’une rivière environnée de marais. Il était bien entendu que nous devions alors nous séparer en emportant chacun sa part du butin, et ceci rendait nos hommes plus avides de l’augmenter encore, de sorte que la résolution était ajournée quotidiennement. Ce qui, pour finir, décida les choses, fut un banal incident, qu’un ignorant pourrait croire familier à notre façon de vivre. Mais je dois donner ici une explication. Sur un seul de tous les navires que nous abordâmes, le premier de ceux où se trouvaient des femmes, on nous opposa une résistance réelle. Dans cette occasion, nous eûmes deux tués et plusieurs blessés et, sans la valeur de Ballantrae, nous aurions été finalement repoussés. En tout cas, la défense (lorsqu’elle se produisait) était de nature à faire rire les plus mauvaises troupes de l’Europe ; en somme, le plus périlleux de notre métier était d’escalader le flanc du navire, et j’ai même vu de pauvres âmes nous jeter du bord une amarre, dans leur empressement à s’engager au lieu de passer sur la planche. Cette impunité constante avait rendu nos gens si mous, que je comprenais sans peine comment Teach avait fait une telle impression sur leurs esprits ; car, en fait, la société de ce lunatique était le plus grand danger de notre existence. Voici l’incident auquel j’ai fait allusion. Nous venions de découvrir fort près de nous dans le brouillard un petit navire toutes voiles dehors. Il marchait presque aussi bien que nous, – il serait plus vrai de dire : presque aussi mal, – et nous dégageâmes la pièce de chasse, pour voir si nous pourrions leur tirer deux ou trois coups aux oreilles. La mer était très forte, le roulis du navire indescriptible ; rien d’étonnant si nos canonniers firent feu à trois reprises sans atteindre, et de loin, leur but. Mais cependant sur l’autre navire on avait apprêté un canon de poupe, que le brouillard épais nous dissimulait ; et comme ils avaient de meilleurs pointeurs, leur premier boulet nous atteignit par l’avant, réduisit nos deux canonniers en bouillie, si bien que nous fûmes tous éclaboussés de sang, et plongea dans le gaillard où nous logions. Ballantrae voulait qu’on mît en panne ; en réalité, il n’y avait rien dans ce contre-temps[21] qui dût affecter l’esprit d’un soldat ; mais il eut une prompte intuition du désir de l’équipage, et il était clair que ce coup de hasard les avait tous dégoûtés de leur métier. Sur l’instant, nous fûmes d’un commun accord : le navire s’éloignait de nous, il devenait inutile de mettre en panne, la Sarah était trop avariée pour embarquer un verre d’eau de plus ; c’était folie de tenir la mer davantage ; et sous ces prétextes, on vira de bord immédiatement pour se diriger vers la rivière.