Je vis avec surprise la joie se répandre parmi l’équipage, et tous se mettre à danser sur le pont en plaisantant, et chacun calculer de combien sa part s’était accrue grâce à la mort des deux canonniers. Il nous fallut neuf jours pour gagner notre port, tant la brise était faible et notre carène avariée ; mais le dixième, avant l’aube, par une légère brume, nous doublâmes la pointe. Peu après, la brume se leva un instant et, avant de retomber, nous laissa voir un croiseur, tout proche. Le coup était désagréable, survenant si près de notre asile. Il y eut grande discussion pour savoir si l’on nous avait aperçus, et s’il était vraisemblable qu’ils eussent reconnu la Sarah. Nous prenions grand soin, en supprimant jusqu’au dernier membre des équipages capturés, de ne laisser subsister aucune preuve contre nous, mais l’aspect de la Sarah ne se pouvait dissimuler aussi aisément ; et surtout vers la fin, une fois avariée, et quand nous eûmes poursuivi sans succès plusieurs navires, sa description avait certainement été publiée. Cette alerte aurait dû nous inciter à une séparation immédiate. Mais ici encore le génie de Ballantrae me réservait une surprise. Teach et lui (et ce fut son succès le plus remarquable) avaient marché la main dans la main depuis le premier jour de son élection. Je l’ai souvent questionné là-dessus, mais sans obtenir de réponse qu’une fois, où il me dit que Teach et lui avaient passé une convention « qui surprendrait beaucoup l’équipage, s’il l’apprenait, et qui le surprendrait lui-même encore plus, si elle se réalisait ». Eh bien, cette fois encore, Teach et lui furent du même avis ; et, de leur commun accord, l’ancre ne fut pas plus tôt mouillée, que tout l’équipage se livra à une scène d’orgie indescriptible. Dans l’après-midi, nous n’étions plus qu’une troupe de déments, jetant les choses par-dessus bord, braillant plusieurs chansons à la fois, nous querellant et nous battant, puis oubliant la querelle pour nous embrasser. Ballantrae m’avait enjoint de ne rien boire et de simuler l’ivresse si je tenais à ma vie ; et je n’ai jamais passé journée plus fastidieuse, couché la plupart du temps sur le gaillard d’avant à considérer les marécages et les buissons qui semblaient enfermer de toutes parts notre petit bassin.

Peu après le crépuscule, Ballantrae vint trébucher contre moi, feignit de tomber, avec un rire d’ivrogne et, avant de se relever, me chuchota de « descendre dans la cabine et feindre de m’endormir sur une couchette, car on aurait bientôt besoin de moi ». Je fis comme il me le disait et, m’en allant dans la cabine, où il faisait tout à fait obscur, me laissait tomber sur la première couchette venue. Il s’y trouvait déjà un homme ; à la façon dont il me repoussa, je ne pouvais croire qu’il eût beaucoup bu ; et pourtant, lorsque j’eus trouvé une autre place, il parut se rendormir. Mon cœur se mit à battre avec force, car je voyais qu’il se préparait quelque coup désespéré. Alors descendit Ballantrae, qui alluma la lampe, regarda autour de lui dans la cabine, hocha la tête avec satisfaction, et retourna sur le pont sans mot dire. Je risquai un coup d’œil entre mes doigts, et vis que nous étions trois sur les couchettes à sommeiller ou faire semblant : moi, un certain Dutton et Grady, deux hommes résolus. Sur le pont, les autres en arrivaient à un point d’ivresse véritablement inhumain, et nul qualificatif raisonnable ne peut décrire les sons qu’ils émettaient à cette heure. J’ai entendu pas mal de cris d’ivrognes, pour ma part, dont beaucoup à bord de cette même Sarah, mais jamais rien qui ressemblât à ceux-ci, de sorte que j’en vins à croire que la boisson avait été droguée. Il se passa longtemps avant que ces cris et ces hurlements se réduisissent à de lugubres gémissements, puis au silence ; et cela me parut long, ensuite, jusqu’à ce que Ballantrae redescendît, cette fois avec Teach sur ses talons. Ce dernier se mit à jurer en nous voyant tous trois sur les couchettes.

– Ta ! ta ! dit Ballantrae, vous pouvez leur tirer un coup de pistolet aux oreilles. Vous savez quelle drogue ils ont absorbée.

Il y avait dans le plancher de la cabine un panneau sous lequel le plus précieux du butin avait été renfermé jusqu’au jour du partage. Il se fermait à l’aide d’un anneau muni de trois cadenas, dont les clefs étaient réparties, pour plus de sûreté, l’une à Teach, l’autre à Ballantrae, la troisième au capitaine en second, un nommé Hamond. Cependant, je fus surpris de voir que toutes trois étaient à cette heure dans la même main, et plus surpris encore (toujours regardant entre mes doigts) lorsque Teach et Ballantrae sortirent l’un après l’autre quatre ballots, très soigneusement ficelés et munis d’une courroie pour les porter.

– Et maintenant, dit Teach, allons-nous-en.

– Un mot, dit Ballantrae. J’ai découvert un homme qui, en dehors de vous, connaît un passage secret à travers le marais, et le sien a l’air plus court que le vôtre.

Teach s’écria qu’alors ils étaient perdus.

– Je ne vois rien de ce genre, dit Ballantrae. Car il y a encore d’autres particularités que je dois vous révéler. Premièrement, il n’y a pas de balles dans vos pistolets que, s’il vous en souvient, j’ai eu l’amabilité de charger tous les deux pour vous, ce matin. Deuxièmement, puisqu’un autre connaît le moyen de traverser, vous pensez bien que je ne vais pas m’encombrer d’un lunatique de votre espèce. Troisièmement, ces gentlemen (ce n’est plus la peine qu’ils fassent semblant de dormir) sont tous de mon parti, et vont maintenant procéder à l’opération de vous bâillonner et ficeler au mât ; et lorsque vos hommes s’éveilleront (s’ils s’éveillent jamais, après les drogues que nous avons mêlées à leur rhum) je suis sûr qu’ils auront l’obligeance de vous délier, et que vous n’aurez aucune difficulté à expliquer l’affaire des clefs.

Teach ne dit mot, et se laissa bâillonner et garrotter, en nous regardant comme un bébé effrayé.

– Vous voyez donc à présent, espèce d’imbécile, dit Ballantrae, pourquoi nous avons fait quatre ballots. Jusqu’ici, vous vous appeliez le capitaine Teach, mais je crois que vous êtes devenu le capitaine Learn[22] .

Il ne nous restait plus rien à faire sur la Sarah.