Tous quatre, chargés de nos quatre ballots, descendîmes sans bruit dans la yole, et laissâmes derrière nous le navire muet comme la tombe, sauf quelque vagissement d’ivrogne. La couche de brume reposant sur l’eau s’élevait à hauteur de poitrine ; Dutton, celui qui savait le chemin, était obligé de se tenir debout afin de diriger notre nage, ce qui nous forçait de ramer doucement, mais aussi nous sauva. Nous étions encore peu éloignés du navire, quand l’aube commença à poindre, et les oiseaux à tournoyer au ras de l’eau. Tout à coup Dutton se laissa retomber sur son séant, et nous susurra de ne plus faire le moindre bruit, et de prêter l’oreille. Nous entendîmes, indéniable, un très léger bruit d’avirons, sur un bord, et puis, mais plus éloigné, un bruit d’avirons, de l’autre. Il était clair qu’on nous avait aperçus, la veille ; c’étaient les embarcations du croiseur qui venaient nous couper la retraite ; et nous étions pris entre les deux, sans défense. Jamais, à coup sûr, on ne vit pauvres âmes en un péril aussi imminent ; et, tandis que nous restions penchés sur nos avirons, à prier Dieu que le brouillard tînt, la sueur me ruisselait du front. Alors nous entendîmes l’une des embarcations passer si près que nous aurions pu lancer dedans un biscuit. « En douceur, les hommes », disait bas un officier ; et je crus qu’ils entendraient battre mon cœur.

– Ne nous occupons plus du sentier, dit Ballantrae ; à tout prix nous mettre en sûreté : nageons droit au rivage.

Nous lui obéîmes avec les plus grandes précautions, nageant du mieux possible, presque couchés dans le fond de la yole, et nous dirigeant au hasard dans la brume, qui restait notre unique protection. Mais le ciel nous guida ; nous allâmes toucher contre un buisson, escaladâmes la rive avec nos trésors ; et, la brume commençant à se dissiper, faute de pouvoir cacher autrement la yole, nous la chavirâmes pour la couler. À peine étions-nous à couvert que le soleil se leva ; en même temps, du milieu du bassin, une grande clameur s’éleva, et nous apprit que la Sarah venait d’être abordée. J’entendis par la suite faire grand honneur de son exploit à l’officier qui s’en empara ; et, à la vérité, il s’en était approché avec assez d’habileté ; mais je soupçonne qu’une fois à bord, la capture fut aisée[23] .

Je rendais grâce aux saints de notre évasion, lorsque je m’aperçus que nous étions tombés en d’autres maux. Nous avions abordé au hasard sur la côte d’un marécage étendu et périlleux ; et l’entreprise d’arriver au sentier était pleine d’aléas, de fatigues et de dangers. Dutton était d’avis d’attendre le départ du croiseur, pour aller repêcher la yole ; car tout délai serait plus sage que de nous lancer à l’aveuglette dans ce marais. L’un de nous retourna donc au rivage et, regardant à travers le buisson, vit le brouillard complètement dissipé, et le pavillon anglais flottant sur la Sarah, mais nul préparatif pour son appareillage. Notre situation devenait fort inquiétante. Le marais était un lieu des plus malsains ; dans notre rage d’emporter des richesses, nous avions presque négligé les vivres ; il était nécessaire, en outre, de quitter ce voisinage et d’arriver aux colonies avant la nouvelle de la capture ; et, pour balancer toutes ces considérations, il y avait, en regard, les périls de la traversée. Rien d’étonnant à ce que nous nous décidâmes pour l’action.

La chaleur était déjà étouffante lorsque nous entreprîmes le passage, ou plutôt la recherche du passage, à l’aide du compas. Dutton prit l’instrument et l’un de nous trois se chargea de sa part du trésor. Je vous assure qu’il surveillait activement le porteur, car c’était comme son âme qu’il lui avait confiée. La brousse était aussi dense qu’un fourré ; le terrain absolument perfide, si bien que souvent nous nous enfoncions de la plus terrifiante manière, et qu’il fallait faire un détour ; la chaleur, du reste, était accablante, l’atmosphère singulièrement lourde, et les insectes piquants abondaient par myriades, au point que chacun de nous marchait sous sa nuée propre. Ce fait a été souvent commenté, que les personnes bien nées supportent la fatigue beaucoup mieux que les gens du commun ; en sorte que les officiers forcés de marcher à pied à côté de leurs hommes les humilient par leur endurance. La chose se vérifia une fois de plus, car nous étions là, deux gentilshommes des meilleures familles, d’une part ; et de l’autre, Grady, un vulgaire matelot, d’un développement physique quasi gigantesque. Dutton reste hors de cause, car j’avoue qu’il se comporta aussi bien que nous[24] . Mais Grady, lui, ne tarda pas à se lamenter sur son sort ; il restait en arrière, refusait de porter le ballot de Dutton lorsque venait son tour, réclamait continuellement du rhum (nous n’en avions que trop peu) et finit même par nous menacer de derrière avec son pistolet tout armé, si nous ne lui accordions du repos. Ballantrae aurait voulu le combattre ; mais je l’en dissuadai, et nous fîmes halte pour manger quelque chose. Ce repas ne fit guère de bien à Grady : il recommença tout aussitôt à rester en arrière, grommelant et murmurant contre son sort et, finalement, faute d’attention à marcher exactement sur nos traces, il trébucha dans un endroit du bourbier où l’eau était profonde, poussa quelques cris affreux, et avant que nous eussions pu le secourir, il avait disparu avec sa charge. Sa fin et surtout ses cris nous terrifièrent ; cependant, la circonstance fut en somme heureuse et contribua à notre salut. En effet, Dutton eut alors l’idée de grimper sur un arbre d’où il put distinguer et me désigner, car j’étais monté derrière lui, un boqueteau élevé, qui repérait le sentier. Il s’avança ensuite d’autant plus négligemment, je suppose, car peu après, nous le vîmes s’enfoncer un peu et retirer ses pieds, pour enfoncer de nouveau, et cela par deux fois. Alors il se tourna vers nous, très pâle.

– Donnez-moi un coup de main, dit-il ; je suis dans un mauvais endroit.

– Je m’en moque, dit Ballantrae, s’arrêtant.

Dutton éclata en blasphèmes violents, s’enfonçant toujours davantage, tant que la lise atteignit presque sa ceinture. Il tira un pistolet :

– Aidez-moi, s’écria-t-il, ou bien mourez et soyez damnés !

– Non, dit Ballantrae, je plaisantais. Me voici.

Et il déposa son ballot avec celui de Dutton, que c’était son tour de porter.

– Ne vous risquez pas plus près, tant que je ne vous appelle, me dit-il, en s’avançant tout seul vers l’homme enlisé.

Celui-ci à présent restait tranquille, mais tenait toujours son pistolet, et la terreur que décelaient ses traits m’émut profondément.

– Pour l’amour de Dieu, dit-il, faites vite !

Ballantrae était tout proche de lui.

– Ne bougez pas, dit-il ; et il sembla réfléchir ; puis : Tendez-moi vos deux mains !

Dutton déposa son pistolet, et la surface était si aqueuse qu’il fut absorbé et disparut aussitôt ; avec un blasphème, il se baissa pour le reprendre ; au même instant, Ballantrae se pencha et le poignarda entre les épaules. Ses deux mains s’agitèrent au-dessus de sa tête, – je ne sais si ce fut de douleur ou pour se défendre ; mais une seconde plus tard, il retombait le nez dans la vase.

Ballantrae en avait déjà par-dessus les chevilles ; mais il se dépêtra et revint vers moi. Mes genoux s’entrechoquaient.

– Le diable vous emporte, Francis, dit-il.