Je crois après tout
que vous n’êtes qu’un poltron. Je viens de faire justice d’un
pirate. Et nous voici entièrement libres de la
Sarah ! Qui peut dire à présent si nous avons trempé
dans quelque irrégularité ?
Je lui assurai qu’il me faisait injure ; mais mon sens de
l’humanité était si touché par cette action atroce que le souffle
me manquait pour lui répondre.
– Allons, dit-il, tâchez d’être plus résolu. Notre besoin de cet
homme cessait du moment où il vous avait montré le sentier ;
et vous ne nierez pas que j’eusse été fou de laisser échapper une
si belle occasion.
Je reconnus qu’il avait raison, en principe. Néanmoins, je ne
pouvais m’empêcher de verser des pleurs, – nullement
déshonorants ; et il me fallut boire une gorgée de rhum pour
me rendre la force d’avancer. Je le répète, je suis loin d’avoir
honte de ma généreuse émotion : la pitié honore le guerrier ;
et cependant je ne saurais tout à fait blâmer Ballantrae, dont le
geste fut réellement heureux, car nous trouvâmes le sentier sans
autre mésaventure et, le même soir, vers le coucher du soleil, nous
atteignîmes l’extrémité du marais.
Nous étions trop harassés pour aller plus loin ; sur le
sable sec, encore échauffé par les rayons du soleil, et à l’abri
d’un bois de pins, nous nous couchâmes et fûmes aussitôt plongés
dans le sommeil.
Nous nous éveillâmes très tôt, fort abattus, et commençâmes un
entretien qui faillit dégénérer en coups. Nous étions là, jetés sur
la côte des provinces du Sud, à mille milles de tout établissement
français : voyage redoutable, au cours duquel nous attendaient
mille périls ; et à coup sûr, si notre amitié fut jamais
nécessaire, c’était en une pareille heure. J’imagine que Ballantrae
avait perdu le sens exact de la politesse ; en fait, ma
supposition n’a rien d’étrange, après notre longue cohabitation
avec de tels loups de mer ; mais bref, il me rabroua si
grossièrement, que tout homme d’honneur s’en serait formalisé.
Je lui dis sous quel aspect je voyais sa conduite ; il
s’éloigna de quelques pas, tandis que je le suivais, parlant
toujours ; enfin, il m’arrêta d’un geste.
– Francis, dit-il, vous savez ce que nous avons juré ;
cependant, il n’existerait pas de serment capable de me faire
avaler pareilles expressions, si je ne vous étais sincèrement
attaché. Il est impossible que vous en doutiez : vous en avez la
preuve. Il me fallait emmener Dutton, parce qu’il connaissait le
passage, et Grady, parce que Dutton ne voulait pas marcher sans
lui ; mais quel besoin avais-je de vous ? Vous êtes pour
moi un danger perpétuel avec votre maudite langue irlandaise.
Régulièrement, vous devriez être à cette heure aux fers sur le
croiseur. Et vous me cherchez noise puérilement, pour des
vétilles !
Je considère ce discours comme un des plus désobligeants qui
furent jamais et, aujourd’hui encore, je ne puis concilier son
souvenir avec celui du gentilhomme qu’était mon ami. Je lui
renvoyais que son accent écossais, sans avoir rien d’exagéré,
suffisait néanmoins à le rendre incorrect et ridicule ; et,
comme je parlais sans circonlocutions, l’affaire aurait pu aller
loin s’il ne s’était produit une alerte inquiétante.
Nous avions fait quelques pas sur le sable. L’endroit où nous
avions dormi, avec les ballots tout défaits, et de l’argent
éparpillé alentour, se trouvait alors entre nous et les pins ;
et ce dut être de derrière ceux-ci que l’étranger sortit. En tout
cas, il y avait là devant nous un grand et solide gaillard du pays,
portant une large hache sur l’épaule, qui regardait bouche bée
tantôt le trésor, juste à ses pieds, et tantôt notre combat, car
nous venions de tirer nos épées. À peine l’eûmes-nous remarqué, il
retrouva l’usage de ses jambes, et s’éclipsa derrière les pins.
Cette apparition était peu propre à nous rassurer. Deux hommes
armés et vêtus en marins, que l’on trouve à se quereller auprès
d’un trésor, non loin de l’endroit où l’on vient de capturer un
pirate, – c’en était assez pour nous amener tout le pays. La
querelle ne fut pas simplement interrompue : elle nous sortit de
l’esprit ; en un clin d’œil, nos ballots étaient refaits et
nous repartis, courant de la meilleure volonté du monde. Mais le
malheur fut que nous ne connaissions pas le chemin, et qu’il nous
fallut sans cesse retourner sur nos pas. Ballantrae avait en effet
tiré de Dutton tous les renseignements possibles, mais il n’est pas
aisé de voyager par ouï-dire ; et l’estuaire, qui forme un
vaste havre irrégulier, nous présentait de tous côtés une nouvelle
étendue d’eau.
Nous en perdions la tête et n’en pouvions plus de courir,
lorsque, arrivant au haut d’une dune, nous nous vîmes encore une
fois coupés par une autre ramification de la baie. Cette crique-ci,
toutefois, était très différente de celles qui nous avaient arrêtés
auparavant ; elle était formée par des rochers si abruptement
taillés qu’un petit navire avait pu aborder tout contre, et s’y
amarrer ; même, son équipage avait disposé une planche pour
accéder au rivage. Là auprès, ils étaient assis, autour d’un feu, à
manger. Quant au navire, c’était un de ceux que l’on construit aux
Bermudes.
La soif de l’or et la grande haine que chacun nourrit envers les
pirates étaient bien de quoi lancer tout le pays à nos trousses. De
plus, nous n’étions maintenant que trop certains de nous trouver
sur une sorte de presqu’île découpée à l’instar des doigts de la
main ; et le poignet, c’est-à-dire l’accès à la terre ferme,
que nous aurions dû suivre tout d’abord, était à cette heure
probablement gardé. Ces considérations nous firent prendre un parti
des plus téméraires. Aussi longtemps que nous l’osâmes, nous
attendant sans cesse à percevoir des bruits de poursuite, nous
restâmes couchés derrière les buissons, sur la dune. Puis, ayant
repris haleine, et un peu plus présentables, nous descendîmes
enfin, affectant un air très détaché, vers la compagnie assise
auprès du feu.
C’étaient un trafiquant et ses nègres, du port d’Albany, dans la
province de New York, qui revenaient des Indes, avec une
cargaison ; – je ne puis me rappeler son nom. Nous fûmes
stupéfaits d’apprendre qu’il s’était réfugié ici par crainte de la
Sarah ; car nous n’avions pas idée que nos exploits
fussent si notoires. Dès que l’Albanien sut qu’elle avait été prise
la veille, il se leva d’un bond, nous donna un gobelet de rhum pour
notre bonne nouvelle, et envoya ses nègres mettre à la voile sur le
bermudan. De notre côté, nous profitâmes de la goutte pour devenir
plus communicatifs, et nous offrir à la fin comme passagers. Il
regarda de travers nos vêtements tachés de goudron et nos
pistolets, et répondit poliment qu’il n’avait pas trop de place
pour lui.
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