Mylord
m’avait demandé en quels termes j’étais avec Mr. Henry, et je lui
avais répondu la vérité.
– Oui, dit-il, en regardant brûler le feu, Henry est un bon
garçon, un très bon garçon. Vous savez sans doute, Mr. Mackellar,
que j’avais un autre fils ? Il n’était pas, je le crains,
aussi vertueux que Mr. Henry ; mais, mon Dieu, il est mort,
Mr. Mackellar ! et tant qu’il vivait, nous étions tous fiers
de lui, très fiers. S’il ne fut pas tout ce qu’il eût dû être, sous
certains rapports, ma foi, peut-être ne l’en aimions-nous que
davantage !
Ces derniers mots, il les prononça en regardant pensivement le
feu ; puis s’adressant à moi, avec une grande vivacité :
– Mais je suis enchanté que vous vous accordiez si bien avec Mr.
Henry. Vous trouverez en lui un bon maître.
Là-dessus, il ouvrit son livre, ce qui était sa manière
habituelle de congédier. Mais il ne dut guère lire, et moins encore
comprendre : le champ de bataille de Culloden, et le Maître, voilà
sans doute ce qui occupait son esprit ; et ce qui occupait le
mien, c’était une jalousie mauvaise contre le défunt, à la pensée
de Mr. Henry, jalousie qui dès alors avait commencé de
m’envahir.
J’ai réservé Mme Henry pour la fin ; c’est pourquoi
l’expression de mes sentiments paraîtra naturellement plus forte :
le lecteur en jugera. Mais je dois parler d’abord d’une autre
affaire qui rendit plus étroite mon intimité avec mon maître. Je
n’étais pas encore de six mois à Durrisdeer, que John-Paul tomba
malade, et qu’il dut s’aliter. À mon humble avis, la boisson était
l’origine de son mal ; mais il fut soigné, et se comporta
lui-même, comme un saint dans le malheur ; et le ministre qui
vint le voir se déclara fort édifié en se retirant. Le troisième
matin de sa maladie, Mr. Henry vint me trouver avec une mine quasi
patibulaire.
– Mackellar, dit-il, je vais vous demander un petit service.
Nous payons une pension ; c’est John qui est chargé de la
porter et, à présent qu’il est malade, je ne vois personne autre
que vous à qui m’adresser. Il s’agit d’une commission très délicate
: je ne l’exécute pas moi-même, et pour cause ; je n’ose
envoyer Macconochie, car c’est un bavard, et je suis… j’ai… je suis
désireux que cela n’aille pas aux oreilles de Mme Henry,
ajouta-t-il, en rougissant jusqu’au cou.
À vrai dire, quand je sus qu’il me fallait porter de l’argent à
une Jessie Broun, qui ne valait pas mieux qu’il ne fallait,
j’imaginai que Mr. Henry avait là quelque farce de jeunesse à
dissimuler. Je fus d’autant plus impressionné quand la vérité se
fit jour.
C’était au haut d’une allée, donnant sur une petite rue de
Saint-Bride, que Jessie avait son logement. L’endroit était fort
mal peuplé, surtout de contrebandiers. Il y avait à l’entrée un
homme au crâne fendu ; un peu plus haut, dans une taverne, des
gens criaient et chantaient, bien qu’il ne fût pas neuf heures du
matin. Bref, je n’ai jamais vu pire voisinage, même dans la grande
ville d’Édimbourg, et je fus à deux doigts de m’en retourner.
L’appartement de Jessie comprenait une pièce avec ses dépendances,
et elle-même ne valait guère mieux. Elle refusa de me donner un
reçu (que Mr. Henry m’avait dit de réclamer, car il était fort
méthodique) avant d’avoir envoyé chercher des alcools, et sans que
j’eusse trinqué avec elle ; et tout le temps elle ne cessa de
se comporter d’une manière folâtre et détachée, – singeant parfois
les manières d’une dame, parfois éclatant d’une gaieté sans cause,
ou bien me faisant des agaceries et des avances qui me
remplissaient de dégoût. Sur le chapitre de l’argent, elle fut
tragique.
– C’est le prix du sang, dit-elle ; c’est ainsi que je le
reçois ; le prix du sang de celui qui fut trahi ! Voyez à
quoi j’en suis réduite ! Ah ! si le bon petit
gas[14] était de retour, cela marcherait
autrement. Mais il est mort, – il est couché mort dans les
montagnes du Highland, – le bon petit gas ! le bon petit
gas !
Elle avait une telle façon inspirée de larmoyer sur le bon petit
gas, mains jointes et yeux au ciel, qu’elle devait, je pense,
l’avoir apprise des comédiens ambulants. Je crus voir que son
chagrin était pure affectation et qu’elle insistait sur sa
dégradation uniquement parce que c’était alors la seule chose dont
elle pût se glorifier. Il serait faux de dire que je ne la
plaignais pas, mais c’était avec un mélange de dégoût, et sa
dernière façon d’agir balaya entièrement cette pitié. Lorsqu’elle
en eut assez de me donner audience, elle apposa son nom au bas du
reçu. « Voilà ! » dit-elle, et, lâchant une bordée de
blasphèmes les moins féminins, elle m’enjoignit de partir et de
porter cela au Judas qui m’avait envoyé. C’était la première fois
que j’entendais qualifier de la sorte Mr.
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