Laissez-le. Il a encore faim.

— Un bon mari et un bon père, dit la sœur. « Ont-ils bien tout ce qu’il faut ? Ne manquent-ils de rien ? », voici ce qu’il me demande chaque jour. Oh ! il vous aime... Assez maintenant ! fit-elle en se levant et en retirant l’enfant des bras de Clara.

Clara le laissa aller, mais après un mouvement instinctif pour le garder auprès d’elle qui fit rire la sœur.

— Vous le nourrissez trop. Vous le rendrez malade, cet enfant !

— Oh ! non, madame, dit Clara — elle n’avait jamais pu s’habituer à appeler « ma sœur » la religieuse qui la soignait —, mais je suis heureuse de lui donner à boire autant qu’il le désire, car mon premier enfant est mort parce que je n’avais pas assez de lait pour le nourrir ni d’argent pour en acheter.

La sœur haussa légèrement les épaules, avec une expression de cordialité, de compassion et de mépris qui signifiait : « Tu n’es pas la seule, va, pauvre petite ! J’en ai vu de la misère... » et, à ce mouvement et au regard lancé sous la cornette, Clara sentit que l’amertume et une certaine honte, inséparable du malheur, l’abandonnaient. À personne, jamais, elle n’avait parlé du premier enfant. Elle dit, bas et vite :

— Avant la guerre, mon mari m’a laissée seule à Paris. Il est parti pour les colonies françaises. Il espérait y travailler. Ni les voyages, ni les séparations ne nous font peur ; nous sommes des étrangers. Il m’a dit : « Clara, je pars. Ici, nous mourons de faim. Je n’ai pas d’argent pour ton passage. Tu viendras plus tard. » À peine le bateau était-il parti que je suis tombée malade et j’ai appris qu’un enfant devait naître. Je n’avais pas d’argent. J’avais perdu le petit emploi qui me permettait de vivre. Plus tard, on m’a dit : « Il fallait vous adresser là et là. » Mais je ne savais rien. Je ne connaissais personne. L’enfant est mort, presque de faim, dit-elle en baissant les yeux.

Elle tressait fébrilement les brins de laine qui bordaient son châle.

— Bon, bon, celui-ci vivra, dit la sœur.

— Il est beau, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

La sœur passa la main sous la couverture de Clara.

— Vos pieds sont glacés, petite. Je vais faire une boule. Couvrez-vous bien. Les mauvais jours sont oubliés. Votre mari est revenu et il prendra bien soin de vous.

— Oh ! mais, dit Clara en souriant faiblement. Je ne suis plus une petite oie maintenant, je suis vieille. Et j’habite la France depuis quinze ans. Je n’aurai plus peur. En ce temps-là, j’étais perdue ici. J’étais...

Elle se tut brusquement. À quoi bon en parler, et qui la comprendrait ? La sœur avait soigné sans doute bien des pauvres filles venues de leur village, mourant de faim dans les rues de Nice, mais Clara ne pouvait s’empêcher de croire que, pour elle, cela avait été pire ; elle venait de si loin, et chaque pierre semblait la repousser, chaque porte, chaque maison dire : « Va-t’en ! Retourne chez les tiens ! Nous avons nos misères à secourir, étrangère ! »

La sœur glissa la boule chaude sous ses pieds, lui sourit et s’en alla.

— Je vais vous chercher à dîner, dit-elle sur le pas de la porte.