Elle n’avait pas vu Dario depuis la veille mais elle espérait encore qu’il viendrait ; les sœurs connaissaient sa profession de médecin et le laissaient entrer en dehors des heures réglementaires.

Elle regrettait que Dario n’eût pas consenti à la laisser dans la chambre commune. Elle n’avait jamais eu d’amies. Elle ne s’était jamais liée intimement avec une autre femme. Elle était sauvage, peureuse... Dans ces villes étrangères, tout l’étonnait. Elle avait appris le français péniblement. Maintenant elle parlait, quoiqu’avec un mauvais accent, la langue du pays, mais elle avait pris le pli de vivre à l’écart. Quand Dario était avec elle, elle n’avait besoin de personne ; ici, l’enfant eût dû lui suffire, mais elle se prenait à désirer parfois auprès d’elle la présence d’une femme. Elle les entendait rire dans la salle commune... et ce devait être agréable de comparer son enfant à d’autres. Aucun autre enfant ne pouvait être aussi beau que le sien, son fils, son Daniel, ni téter aussi vite et aussi vigoureusement, ni avoir un corps si bien formé, d’aussi agiles petites jambes, d’aussi parfaites mains. Mais Dario voulait pour elle une chambre particulière, le confort, le calme, le luxe. Cher Dario, comme il la gâtait !... Croyait-il donc la tromper ? Ne devinait-elle pas que sa vie était difficile ? Ne savait-elle pas reconnaître la fatigue dans ses mouvements saccadés, dans sa voix, dans les gestes rapides de ses mains tremblantes ?

Mais la naissance de l’enfant lui versait la paix dans le cœur. Elle ne savait pourquoi ; elle ne s’inquiétait plus. Elle était trop reconnaissante à Dieu pour garder l’inquiétude en elle. Elle se penchait légèrement hors du lit, parfois, et elle attirait à elle — plus près, toujours plus près — le berceau, le retenant contre elle. Elle ne voyait pas l’enfant ; elle l’entendait respirer. Elle tournait alors doucement sur le côté son corps douloureux. Elle abandonnait le berceau et croisait ses bras sur sa poitrine où le lait, en montant, à cette heure, comme une marée, battait avec une pulsation rapide comme celle de la fièvre. Elle était si menue que les flancs, la poitrine, les genoux minces soulevaient à peine le drap. Son visage était à la fois trop jeune et trop vieux pour son âge ; elle avait plus de trente ans. Certains traits — le front, petit et bombé, sans rides, les paupières intactes, le sourire aux dents blanches, régulières, magnifiques, sa seule beauté — étaient d’une jolie fille, presque d’une adolescente, mais des mèches éparses dans ses cheveux crêpelés, mal coiffés, grisonnaient ; les yeux bruns étaient tristes, ils avaient versé des larmes, veillé, contemplé la mort sur des visages aimés, attendu avec espoir, regardé avec courage ; la bouche, au repos, était lasse, naïve et douloureuse.

Les derniers visiteurs partis, les petits chariots portant les légers repas roulaient d’une porte à une autre. Les femmes qui nourrissaient leurs enfants se préparaient à la tétée du soir. Les enfants, réveillés, criaient. La sœur entra chez Clara, l’aida à s’asseoir sur son lit, lui mit son fils dans les bras. C’était une forte femme, au visage rude, joufflu et rose.

Un instant, toutes deux regardèrent en silence le petit qui tournait de côté et d’autre sa tête douce et chaude, pleurant un peu et cherchant le sein, mais bientôt il s’apaisa et elles entendirent le chant confus exhalé d’un enfant rassasié, heureux, qui suce le lait et s’endort. Elles commencèrent de parler à voix basse :

— Votre mari n’est pas venu vous voir aujourd’hui ? demanda la sœur.

Elle avait l’accent chantant de Nice.

— Non, dit Clara un peu tristement.

Elle savait qu’il ne l’avait pas oubliée. Mais peut-être n’avait-il pas eu l’argent du tramway ? La clinique était assez loin du centre de la ville.

— Un bon mari, dit la sœur en avançant les mains vers l’enfant endormi.

Elle voulut le prendre et le porter sur la balance, mais aussitôt il ouvrit les yeux et ses mains remuèrent. Clara le serra contre elle.

— Laissez.