Voici votre mari, petite !

Clara jeta ses bras hors du lit.

— Dario ! Toi ! Enfin !

Elle lui saisit la main, la pressa contre sa joue et ses lèvres.

— Je ne pensais plus te voir ce soir ! Pourquoi es-tu venu ? Il est si tard. Et tu es si fatigué, dit-elle.

Quoiqu’il n’eût rien dit, elle savait qu’il était harassé.

Elle prit son mari à bras-le-corps, le serra de toutes ses forces, appuya sa tête contre la poitrine de Dario, assis sur le lit.

— Es-tu bien ? L’enfant va bien ? Il n’est rien arrivé ? Rien de mal ? demanda-t-il.

— Rien, rien, pourquoi ?

Ils parlaient français, grec, russe, mélangeant les trois langues. Elle lui caressa les doigts.

— Pourquoi, chéri ?

Il ne répondit pas.

— Tes mains tremblent, dit-elle.

Mais elle ne le questionna pas davantage. Elle garda ses mains dans les siennes et, peu à peu, leur tremblement cessa.

Il répéta anxieusement :

— Es-tu bien ?

— Je suis bien. Je suis heureuse comme une reine. J’ai tout ce qu’on peut désirer, mais...

— Mais ?

— Je voudrais être rentrée, revenir près de toi au plus vite.

Elle regarda le visage las, hagard de son mari, son linge froissé, sa cravate mal nouée, son veston qui n’avait pas été brossé et où des boutons manquaient.

— C’est vrai, Dario, ce que tu m’as dit, que tu avais beaucoup de malades, que tu ne manquais de rien ?

— C’est vrai.

La sœur revint, portant le plateau.

— Mange, dit-il. Regarde l’excellent potage. Mange vite, il va refroidir.

— Je n’ai pas faim.

— Tu dois manger pour avoir du bon lait.

Elle avala quelques cuillerées qu’il portait à sa bouche en riant et, mise en appétit, elle termina le léger repas.

— Et toi ? As-tu dîné ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Avant de venir ici ?

— Oui.

— Ah ! c’est pour cela que tu es en retard ?

— Oui. Te voilà rassurée.

Elle sourit. Il prit sur le plateau un morceau de pain qu’elle avait laissé, le dissimula dans sa main ; pour ne pas fatiguer Clara, on avait épinglé en écran une feuille de papier bleu devant la lampe. La chambre était à demi sombre, mais elle vit qu’à la dérobée, il mangeait avec avidité le morceau de pain.

— Tu as encore faim ?

— Non. Mais non...

— Dario, tu n’as pas mangé !...

— Que vas-tu imaginer là ? dit-il de sa voix caressante, Clara, sois calme. Ne t’inquiète pas. Toute inquiétude est mauvaise pour l’enfant.

Retenant son souffle, il se pencha sur le berceau.

— Clara, il sera blond...

— Non, c’est impossible. Nous sommes si bruns tous les deux. Mais nos parents ?...

Ils firent un effort de mémoire. Lui, Dario, de bonne heure avait été orphelin. Clara s’était enfuie de la maison paternelle à quinze ans pour suivre ce vagabond qu’elle aimait. Des profondeurs du passé, comme on voit des silhouettes à peine distinctes, au bout d’un long chemin, quand vient la nuit, surgirent de pâles figures, à demi effacées ; une femme, vieille avant l’âge, coiffée d’un grand châle noir jusqu’aux sourcils, une autre femme sans cesse ivre, la bouche ouverte, clamant des imprécations et des injures sur la tête d’un faible enfant terrifié ; le père de Clara, avec son front ridé, sa longue barbe grise tombant sur sa poitrine ; le père de Dario, le Grec, le misérable vendeur ambulant. De celui-ci, Dario se souvenait mieux : lui-même était sa vivante image.

— Nos parents étaient bruns comme nous.

— Nos grands-parents ?

— Ah ! ceux-là...

Ils étaient inconnus. Ils étaient restés dans les lieux d’origine ; la Grèce, l’Italie, l’Asie Mineure, quand les enfants étaient partis et avaient essaimé au loin. Pour les générations sorties d’eux, ils étaient comme s’ils n’avaient pas vécu. Peut-être, l’un d’eux, de ces Levantins disparus, avait eu, dans son berceau, ce duvet blond, cette peau claire. Peut-être !...

— Clara ! Comment peut-on connaître ses grands-parents ? Tu te prends pour une bourgeoise française.

Ils sourirent. Ils se comprenaient bien. Ils étaient unis non seulement par la chair, par l’esprit, par l’amour, mais nés dans le même port de Crimée, parlant la même langue, ils se sentaient fraternels ; ils avaient bu à la même source ; ils avaient partagé un pain amer.

— La mère supérieure est venue me voir à la naissance de l’enfant. Elle m’a demandé si la famille était heureuse. Dario, dans les chambres voisines, j’entends à l’heure des visites les grands-parents, les tantes s’exclamer : « Il ressemblera à grand-père, au cousin Jean, à ton oncle mort en 14. » Jamais je n’avais entendu cela. Ils portent de petits paquets enrubannés à la main. La sœur me dit que ce sont des bavoirs, des petites robes, des hochets, des pelisses.