Et ces chemises que l’on coud dans de vieux draps..., dit-elle à voix basse.

Elle était fatiguée. Elle parlait doucement, s’arrêtait et respirait avec peine. Elle ne pouvait trouver des mots pour exprimer son étonnement, son émerveillement quand elle imaginait ces familles penchées autour d’un berceau, ces draps usés par le frottement des corps, nuit après nuit, pendant une longue vie, ces draps où l’on taillait des chemises, des couches pour un nouveau-né.

— Je dis à la sœur qui me soigne : « Nous n’avons pas de famille. Personne ne se soucie de nous. Personne ne se réjouira de la naissance de cet enfant. Personne n’a pleuré à la mort de l’autre. » Elle m’écoute. Elle ne comprend pas.

— Comment veux-tu qu’elle comprenne ? dit Dario en haussant les épaules.

Il s’inquiétait de la fatigue et du trouble de Clara. Il voulut la faire taire. Mais, en parlant, elle s’endormait, le front posé sur le bras de son mari. La sœur entra, ferma sans bruit les volets et la fenêtre ; à l’hôpital Sainte-Marie, on craignait l’air nocturne.

Clara ouvrit les yeux tout à coup, balbutia avec un accent d’angoisse :

— Tu es là, Dario ? Toi ? C’est bien toi ? L’enfant vivra ? L’enfant sera bien soigné ? Il ne manquera de rien ? Il vivra ?

Elle répéta : « Il vivra » et s’éveilla tout à fait. Elle sourit.

— Dario, chéri, pardonne-moi, je rêve. Pars maintenant. Va. Il est tard. À demain. Je t’aime.

Il se pencha, l’embrassa. La sœur, en grondant amicalement, le poussait vers la porte : il était plus de huit heures. On allumait, dans les couloirs, les petites veilleuses bleues qui remplaçaient la nuit les lumières éteintes et, de place en place, sous les numéros des chambres où étaient couchées les opérées, les grandes malades, une sœur mettait en lumière les pancartes : « Silence. »

Dehors, c’était une belle nuit de printemps, et Dario respirait l’odeur, familière depuis l’enfance, qui se retrouve de la Crimée à la Méditerranée : jasmin, poivre, et le vent de la mer.

 

3

 

La générale avait promis l’argent pour le lendemain. Ce soir, Dario n’avait encore rien. Il fit à pied la route depuis la clinique jusqu’à son domicile. Devant sa porte, il vit une femme qui cherchait à lire le numéro de la maison, mal éclairé par la flamme d’un bec de gaz. Elle était nu-tête ; elle portait un châle sur les épaules. Elle respirait vite ; elle semblait impatiente et anxieuse.

En voyant Dario, elle demanda :

— C’est bien ici qu’habite un médecin ?

— Oui, c’est moi.

— Pouvez-vous venir tout de suite, docteur ? C’est pour mon patron. C’est très urgent.

— Certes, je vous suis, dit Dario, le cœur plein d’espoir.

Ils firent quelques pas le long de la rue déserte. En marchant, Dario arrangea sa cravate, passa la main dans ses cheveux épais, toucha avec malaise sa joue mal rasée.

Mais la femme s’arrêta brusquement ; elle hésita, s’approcha de Dario et le regarda avec attention.

— Vous êtes bien le docteur Levaillant ?

— Non, fit-il lentement, je suis médecin également, mais...

Elle l’interrompit.

— Vous n’êtes pas le docteur Levaillant ?

— Il habite plus loin, au 30 de la même rue ; si vous ne le trouvez pas, dit Dario en saisissant par la manche la femme qui s’éloignait, je suis chez moi toute la soirée. Mon appartement est au-dessus de la pension de famille « Mimosa’s House ». Je m’appelle le docteur Asfar.

Mais elle avait disparu déjà. Elle avait traversé la rue en courant. Elle sonnait à une porte qui n’était pas celle de Dario. Il rentra chez lui.

S’appeler Levaillant, Massard ou Durand, quel rêve ! Qui aurait confiance en lui, Dario Asfar, avec sa figure et son accent de métèque ? Ce docteur Levaillant, son voisin, il le connaissait.