Comme il enviait sa barbe grise, son air bonhomme et tranquille, sa petite voiture, sa jolie maison...

Il monta lentement l’escalier commun à son logement et à la pension de famille. Il revenait en pensée vers Clara et l’enfant, son bonheur, ses seuls amours. Il avait un fils, lui, Dario ! Il chercha dans son cœur quelle chance, quel dieu implorer, à qui demander protection pour son fils ? Mais il ne ressentait pas l’orgueil naturel au père. Il était inquiet, accablé. Sans cesse, du mouvement qui lui était familier, il passait sa main le long de son visage. Il n’eût pas aimé transmettre à son fils ses traits tourmentés, cette peau brune, ni cette âme.

Il entra. Il ne se sentait pas à l’aise. Il ne se sentait pas chez lui dans cette maison. Nulle part encore, il ne s’était senti chez lui. Il alluma la lampe et s’assit sur une chaise. Il avait faim. Depuis le matin, la faim le poursuivait. Le petit morceau de pain qu’il avait mangé à la clinique, loin de l’apaiser, avait augmenté encore son désir de nourriture. Il ouvrit le buffet, les tiroirs de la table, sachant parfaitement qu’il ne trouverait ni viande, ni pain, ni argent.

Il passait et repassait devant un petit miroir pendu au mur, et il avait honte des regards obliques que son image lui jetait, de sa pâleur, du pli amer et désespéré de ses lèvres, de ses mains tremblantes.

« Une nuit est vite passée », dit-il à mi-voix, se rassurant lui-même, se forçant à se railler lui-même. « Est-ce la première fois que tu as faim ? Dario, souviens-toi du temps passé ! »

Mais les souvenirs ajoutaient au présent un écho et des prolongements de détresse presque insupportables.

« Comme je suis gâté », songea-t-il avec mépris. « Je sais que je mangerai demain, et cela ne me suffit pas ? Autrefois... »

Mais autrefois, il savait qu’il n’était qu’un petit rôdeur misérable, qu’il pouvait mendier, voler (il pensa à cette charrette pleine de pastèques qu’il avait renversée avec d’autres enfants du port, et comment il s’était enfui, serrant dans sa blouse, contre la peau nue, le melon d’eau lisse et frais...). Il sentait encore dans sa bouche le goût de cette chair rose et entre ses dents le craquement des pépins noirs, les rafles dans les marchés, les razzias dans les jardins... Il sourit et gémit tout haut.

Maintenant, il ne pouvait plus demander la charité d’un repas, emprunter quelques sous pour acheter un morceau de pain. Il était plus sourcilleux, plus exigeant, plus lâche. Surtout, il fallait sauver la face, garder l’apparence du bien-être, d’une situation aisée, au prix de n’importe quel sacrifice, de n’importe quel mensonge. (Ainsi, depuis que sa femme était à la clinique, las parfois d’espérer en vain les malades derrière sa porte close, il partait pour une promenade dans la campagne, sa trousse sous le bras pour donner le change.)

Ces derniers jours, si difficiles, il n’avait même pas osé se procurer de l’argent, comme lorsqu’il était étudiant à Paris, en vendant tel ou tel objet. Il eût pu le faire. Il avait quelques livres. Mais il lui semblait que tous les habitants de Nice le reconnaîtraient. C’était une ville de province ; les ménagères bavardaient entre elles, les concierges étaient à l’affût, dès le matin, sur le pas de leurs portes. Les petits commerçants du quartier le suivaient du regard quand il sortait de chez lui. Il craignait jusqu’au coup d’œil ironique et perçant des cochers qui feignaient de dormir au soleil, une fleur à la bouche, en attendant les clients, tandis que leur cheval, à côté d’eux, agitait ses longues oreilles coiffées de paille. Oui, tous, ici, l’épiaient, le dénonceraient. On n’était pas perdu ici, miséricordieusement seul, comme à Paris. Tous haïssaient, songeait-il, ce garçon mal vêtu, à l’accent étranger, ce malchanceux, ce pauvre.