Que serait-ce s’ils le voyaient arpenter les rues de la ville, un paquet sous le bras, cherchant à vendre quelques livres.
« Non, c’est impossible ! » pensa-t-il.
La nuit était douce et un peu étouffante. Il ôta son veston, arracha son col, prit un journal du soir, mais les lettres dansaient devant ses yeux. La faim augmentait, creusait en lui ce chemin qui du corps de l’homme va jusqu’à l’intérieur même de l’âme et charrie un flot de pensées haineuses, désespérées, viles. Il voyait en esprit la générale et Elinor, et non seulement il n’éprouvait pas de remords, mais une satisfaction dure et cynique. Peut-être la générale avait-elle eu raison ! À quoi bon se réjouir d’avoir mis un enfant au monde ? Serait-il seulement capable, lui, Dario, de nourrir ce fils dont il était si fier ?
De l’autre côté de la rue, il y avait un petit restaurant. De sa fenêtre, Dario voyait une pièce éclairée, quelques tables recouvertes de longues nappes blanches. Par moments, un des garçons s’approchait de la fenêtre et prenait les plats préparés, dressés derrière les vitres pour allécher les passants. Du pain doré, des pêches dans une corbeille, un homard froid hérissé de dards, du vin d’Italie, la bouteille ronde enveloppée de paille tressée. Voici un promeneur, une femme à son bras, qui s’arrête, qui désigne avec sa canne l’enseigne du petit restaurant. Ils entrent. « Ils vont bien manger », pensa Dario.
Il s’est levé, il colle son visage à la fenêtre, mais elle forme une barrière entre lui et l’image de la nourriture. Il ouvre la croisée ; il se penche. Il cherche à humer l’odeur qui doit filtrer du soupirail éclairé, une odeur fine, sans doute, de potage chaud, de beurre cher, de légumes lentement cuits dans la poêle et rissolés, de viande enfin. Mais le restaurant était trop loin. Ce qu’il respirait, c’était un parfum de fleurs écrasées qui lui montait à la tête et l’écœurait. Sur un banc, dans l’ombre, à ses pieds, un homme et une femme s’embrassaient. La faim se mêlait dans le corps de Dario à d’autres désirs. Il convoitait la viande et le vin, le pain et la femme, ces fruits moelleux dans leur lit de mousse, ces seins nus dont il croyait deviner l’éclair blanc, brusquement jailli des ténèbres. Mais les amoureux se levèrent et partirent ; ils se tenaient par la taille et trébuchaient en marchant comme pris de boisson. Dario jura tout bas. Pourquoi, pour d’autres, la vie avait-elle un goût subtil et délicieux ? Pour lui, c’était une nourriture crue et grossière à chercher avec peine, à arracher avec effort. D’un coup de dents, lorsqu’il était impossible de faire autrement. Pourquoi ?
4
Clara devait rentrer le lendemain. Avec les quatre mille francs de la générale, Dario avait payé les dettes pressées, celles qui le harcelaient depuis Paris et celles d’hier, de Nice. Il avait le front haut maintenant. Il ne passait plus en baissant la tête, en rasant les murs, devant le seuil du boulanger, ni devant la charcutière qui trônait parmi les guirlandes de cervelas dans un magasin orné de glaces. Enfin, il avait acheté une voiture pour l’enfant, un berceau, un manteau pour Clara qui n’avait au monde que les vêtements portés sur elle quand elle était entrée à la clinique. Lui-même, Dario, avait mangé, bu, s’était commandé un costume neuf, avait donné des arrhes, et il lui restait encore mille francs qu’il avait déposés dans une banque.
Enfin, la chance ayant tourné, il avait été appelé la veille par un ménage de jeunes fonctionnaires français, arrivés à Nice depuis vingt-quatre heures, et dont l’enfant était brusquement tombé malade pendant la nuit, parmi les malles défaites et la paille du déménagement qui traînait encore sur les planchers.
Eux, ils avaient accueilli Dario comme un sauveur. Ils l’avaient écouté avec reconnaissance, amour, respect. Avec eux, comme Dario s’était senti bon ! Comme il leur avait parlé doucement ! Comme il avait été heureux de les rassurer, de flatter la mère.
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