Je suis votre locataire. Déjà, je vous dois de l’argent. Vous me chasserez. Vous me perdrez. Mais qu’y gagnerez-vous ?

— Nous aussi, dit-elle en soupirant, nous sommes de pauvres émigrés. L’époque est dure, docteur... Que puis-je faire pour vous ? Rien.

— Quand ma femme reviendra ici, lundi, Marthe Alexandrovna, faible encore, avec un enfant nouveau-né, comment les nourrir ? Dieu les garde ! Que deviendront-ils ? Prêtez-moi quatre mille francs, Marthe Alexandrovna, et demandez ce que vous voulez en échange.

— Mais quelle garantie pouvez-vous me donner, malheureux ? Avez-vous des valeurs ?

— Non.

— Des bijoux ?

— Rien. Je n’ai rien.

— Toujours on me laisse en garantie un bijou, des couverts d’argent, une fourrure. Vous n’êtes pas un enfant, docteur, vous comprenez que je ne puis obliger les gens pour rien. Croyez que je le regrette. Je n’étais pas née pour faire ce métier de prêteuse sur gages. Je suis la générale Mouravine, mais que faire quand la vie vous prend là ? dit-elle en portant la main à la naissance de sa gorge d’un geste qui avait été applaudi au temps de sa jeunesse, quand elle était actrice de province, car le vieux général ne l’avait épousée qu’en exil, après avoir reconnu le fils qu’il avait eu d’elle.

Elle fit le mouvement de serrer un invisible collier autour de son cou blanc et trapu.

— Nous étouffons tous de misère, docteur, cher docteur ! Si vous connaissiez ma vie ! dit-elle, employant la tactique commune à tous ceux que l’on sollicite et qui, pour mieux refuser de l’argent, tournent vers eux-mêmes la pitié dont ils sont capables ; je travaille comme une domestique. J’ai à ma charge le général, mon fils et ma bru. Tous viennent implorer mon aide et je ne puis demander l’aide de personne.

Elle prit le mouchoir de coton rose passé dans sa ceinture et elle essuya le coin de ses yeux. Sa figure, rouge et lourde, dégradée par l’âge, mais où demeuraient encore, dans la ligne du petit nez courbe et fin en bec d’aigle, dans la forme des paupières, les vestiges d’une beauté ruinée, se couvrit de larmes.

— Mon cœur n’est pas une pierre, docteur.

« En pleurant, elle me chassera d’ici », se dit Dario avec désespoir.

Chacune des pensées de Dario s’accompagnait d’un flot de souvenirs. Lorsqu’il songeait : « On nous chassera d’ici. Nous partirons. Nous n’aurons pas une place où reposer nos têtes. Nous ne saurons où aller », les images qui se levaient en lui n’étaient pas nées de son esprit seul, mais engendrées par sa chair qui avait eu froid, par ses yeux brûlés de fatigue, au terme d’une longue nuit de vagabondage. Plus d’une fois, il n’avait su où coucher ; il avait erré dans les rues ; il avait été mis à la porte des hôtels. Mais tout cela, qui avait paru normal dans l’enfance, dans l’adolescence, dans les premières misérables années d’étude, lui semblait maintenant une déchéance à laquelle la mort serait préférable. Certes, l’Europe l’avait gâté !

Il regarda la chambre, les meubles. Trois pauvres pièces au-dessus de la pension de famille, un carrelage rouge, à peine couvert par de minces tapis ; dans le salon, deux fauteuils de peluche jaune, fanés par le soleil et, dans leur chambre, ce grand beau lit français, où l’on dormait si bien, comme il aimait tout cela !

Il pensa à l’enfant que l’on installerait dans sa petite voiture sur l’étroit balcon ; le vent de la mer soufflerait jusqu’à lui, par-dessus les toits de la rue de France ; il entendrait les cris : « Sardini, belli sardini » qui montaient, le matin, du marché proche ; ses poumons respireraient l’air vif ; plus tard, il jouerait au soleil. Il fallait rester ici et obtenir l’argent de cette femme. Tour à tour, avec angoisse, colère, espoir, il regardait les murs, les meubles et le visage de la générale. Il serrait les lèvres et se croyait impassible, mais ses yeux inquiets, éloquents, désespérés le trahissaient.

— Marthe Alexandrovna, vous ne me perdrez pas ? Quatre mille francs, vous trouverez quatre mille francs pour moi. Vous attendrez pour le trimestre dû. Vous ne me chasserez pas. Vous attendrez un an. Dans un an, que ne ferai-je pas ? Avec quatre mille francs, je pourrai me vêtir décemment.