Est-ce que, en ce moment, je puis franchir le seuil d’un grand hôtel ? Qui me laissera entrer ? Je sue la misère... Des chasseurs de palaces, à Nice, à Cannes, à Cimiez ont promis de me faire appeler si on avait besoin d’un médecin. Mais regardez ces souliers qui prennent l’eau, regardez ce veston, dit-il en montrant l’étoffe qui brillait au soleil ; je vous parle dans votre intérêt, Marthe Alexandrovna. Vous êtes femme. Ne savez-vous pas reconnaître un caractère hardi, la volonté, le courage ? Quatre mille francs, Marthe Alexandrovna, trois mille ! Au nom du Seigneur !

Elle secoua la tête.

— Non.

Elle répéta plus bas : « Non », mais il écoutait moins les paroles que le son de sa voix ; les mots ne signifiaient rien, le ton seul... Avait-elle murmuré « non » avec impatience ? L’avait-elle crié avec colère ? Si vraiment le refus était sans rémission, sans appel, elle crierait avec fureur et le chasserait brusquement. Ce « non », cet accent plus doux, ces larmes et, cependant, le dur regard de ses yeux glauques qui devenait plus dur encore, insistant, et aigu, cela voulait dire qu’il s’agissait de marchandage, et aucun marchandage ne devait faire peur. Aussi longtemps qu’il s’agissait de trafiquer, de palabrer, d’acheter ou de vendre, rien n’était perdu.

— Marthe Alexandrovna, dit-il, ne puis-je rien pour vous ? Vous savez que je suis discret et dévoué. Réfléchissez. Vous me paraissez inquiète, Marthe Alexandrovna, ayez confiance en moi...

— Docteur, commença-t-elle.

Elle se tut. À travers les planches minces parvenait jusqu’à eux le bruit de la pension de famille ; là vivaient, se querellaient, pleuraient et riaient des émigrés qui mangeaient leur dernier argent, se haïssaient ou s’aimaient. On entendit les voix, les pas rapides et pressés des jeunes filles, le piétinement las et sans but des vieillards entre quatre tristes murs. Que d’intrigues entre eux ! Que de drames ! La générale n’ignorait rien, certes... Elle avait besoin de lui. Il ne reculerait devant rien au monde. Il ressentait cette panique intérieure qui envahit l’âme comme un flot sauvage. Avant tout, vivre ! Périssent les scrupules, les lâches craintes ! Avant tout, conserver le souffle, la nourriture, l’existence, la femme, l’enfant bien-aimé !

Elle soupira lourdement.

— Approchez-vous, docteur... Docteur, vous connaissez la femme de mon fils, Elinor, cette Américaine qu’il a épousée ? Docteur, c’est une mère désespérée qui vous parle... Ce sont des enfants. Ils ont fait une bêtise, une folie...

Elle froissa son mouchoir dans ses mains, essuya son front et ses lèvres. Le soleil, au moment de disparaître, étincela un instant au-dessus des toits, pénétra dans la chambre. C’était une des premières journées d’un printemps orageux. La générale avait très chaud, haletait un peu et paraissait plus humaine, pleine de colère et de crainte.

— Mon fils est un enfant, docteur... Elle, je la crois pleine d’expérience. Mais le fait est là. Ils ne m’ont rien dit jusqu’ici... Docteur, nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir encore une bouche affamée à nourrir... Je succombe sous le poids de tous ceux qui sont accrochés à moi et attendent de moi leur pain. Un enfant encore ? Docteur, c’est impossible...

 

2

 

À l’hôpital Sainte-Marie, la femme de Dario, Clara, son enfant auprès d’elle, était couchée dans une chambre étroite et propre, la fenêtre entrouverte, une couverture chaude sur ses jambes.

Quand la sœur demandait : « Vous êtes bien ? » les yeux de Clara se tournaient vers elle avec gratitude ; elle regardait en souriant la cornette blanche ; elle répondait avec une timide fierté :

— Comment serais-je mal ? N’ai-je pas tout ce qu’il me faut ?

C’était le soir. On fermait les portes.