La constance immuable avec laquelle se produit la manifestation de cette force, aussi souvent que se présentent les conditions auxquelles elle obéit, s’appelle loi naturelle. Mais cette loi naturelle, ces conditions, et cette production d’un phénomène en tel endroit et à tel moment déterminés, voilà tout ce que la science connaît et peut jamais connaître. La force même qui se manifeste, la nature intime de ces phénomènes constants et réguliers, est pour elle un secret qui ne lui appartient pas, pas plus dans le cas le plus simple que dans le cas le plus compliqué ; car, bien que l’étiologie ait atteint ses résultats les plus parfaits dans la mécanique, et les plus imparfaits dans la physiologie, néanmoins la force qui fait tomber une pierre, ou qui pousse un corps contre un autre, n’est pas moins inconnue et mystérieuse pour nous, dans son essence, que celle qui produit les mouvements et la croissance de l’animal. La mécanique admet comme inexplicables la matière, la pesanteur, l’impénétrabilité, la communication du mouvement par le choc, la rigidité, etc. ; elle les appelle des forces physiques, et leur apparition régulière et nécessaire, dans de certaines conditions, une loi physique ; après cela seulement, elle commence à expliquer ; ce qui consiste à démontrer, avec une rigueur mathématique, comment, où et quand chaque force se manifeste, et à rapporter chaque phénomène qu’elle rencontre à l’une de ces forces. C’est ainsi que procèdent la physique, la chimie, la physiologie, sauf cette différence que leurs hypothèses sont plus nombreuses, et leurs résultats plus minimes. Par conséquent, l’explication étiologique de la nature entière ne serait jamais qu’un inventaire de forces mystérieuses, une démonstration exacte des lois qui règlent les phénomènes dans le temps et dans l’espace, à travers leurs évolutions. Mais l’essence intime des forces ainsi démontrées devrait toujours rester inconnue, parce que la loi à laquelle la science obéit n’y conduit pas, et ainsi il faudrait s’en tenir aux phénomènes et à leur succession. On pourrait donc comparer la science à un bloc de marbre, où de nombreuses veines courent les unes à côté des autres, mais où l’on ne voit pas le cours intérieur de ces veines jusqu’à la surface opposée. Ou plutôt, – si l’on veut bien me permettre une comparaison plaisante, – le philosophe, en face de la science étiologique complète de la nature, devrait éprouver la même impression qu’un homme qui serait tombé, sans savoir comment, dans une compagnie complètement inconnue, et dont les membres, l’un après l’autre, lui présenteraient sans cesse quelqu’un d’eux comme un ami ou un parent à eux, et lui feraient faire sa connaissance : tout en assurant qu’il est enchanté, notre philosophe aurait cependant sans cesse sur les lèvres cette question : Que diable ai-je de commun avec tous ces gens-là ?
Ainsi, l’étiologie peut moins que jamais nous donner les renseignements désirés, des renseignements vraiment féconds sur ces phénomènes, qui nous apparaissent comme nos représentations ; car, en dépit de toutes ces explications, ces phénomènes ne sont que des représentations, dont le sens nous échappe, et qui nous sont complètement étrangères. Leur enchaînement primordial ne nous donne que des lois et l’ordre relatif de leur production dans l’espace et dans le temps, mais ne nous apprend rien sur les phénomènes eux-mêmes. En outre, la loi de causalité n’a de valeur que pour les représentations, pour les objets d’une classe déterminée, et elle n’a de sens qu’autant qu’elle est supposée par eux ; elle n’existe donc, comme ces objets eux-mêmes, que par rapport au sujet, c’est-à-dire conditionnellement ; c’est pourquoi elle peut être reconnue aussi bien en partant du sujet, c’est-à-dire a priori, qu’en partant de l’objet, c’est-à-dire a posteriori, ainsi que Kant nous l’a démontré.
Ce qui nous est acquis désormais, après toutes ces recherches, c’est qu’il ne nous suffit pas de savoir que nous avons des représentations, que ces représentations sont telles ou telles, et dépendent de telle ou telle loi, dont l’expression générale est toujours le principe de raison. Nous voulons savoir la signification de ces représentations ; nous demandons si le monde ne les dépasse pas, auquel cas il devrait se présenter à nous comme un vain rêve, ou comme une forme vaporeuse semblable à celle des fantômes ; il ne serait pas digne d’attirer notre attention : Ou bien, au contraire, n’est-il pas quelque chose d’autre que la représentation, quelque chose de plus ; et alors qu’est-il ? Il est évident que ce quelque chose doit être pleinement différent de la représentation, par son essence, et que les formes et les lois de la représentation doivent lui être tout à fait étrangères. Par conséquent, on ne peut partir de la représentation, pour arriver jusqu’à lui, avec le fil conducteur de ces lois, qui ne sont que le lien de l’objet, de la représentation, c’est-à-dire des manifestations du principe de raison. Nous voyons déjà par là que ce n’est pas du dehors qu’il nous faut partir pour arriver à l’essence des choses ; on aura beau chercher, on n’arrivera qu’à des fantômes ou à des formules ; on sera semblable à quelqu’un qui ferait le tour d’un château, pour en trouver l’entrée, et qui, ne la trouvant pas, dessinerait la façade. C’est cependant le chemin qu’ont suivi tous les philosophes avant moi.
18.
[LA NATURE DE MON CORPS ÉCLAIRE CELLE DES AUTRES OBJETS ; DÉCOUVERTE DE L’IDENTITÉ DE MON CORPS AVEC LA VOLONTÉ.]
En réalité, il serait impossible de trouver la signification cherchée de ce monde, qui m’apparaît absolument comme ma représentation, ou bien le passage de ce monde, en tant que simple représentation du sujet connaissant, à ce qu’il peut être en dehors de la représentation, si le philosophe lui-même n’était rien de plus que le pur sujet connaissant (une tête d’ange ailée, sans corps). Mais, en fait, il a sa racine dans le monde : en tant qu’individu, il en fait partie ; sa connaissance seule rend possible la représentation du monde entier ; mais cette connaissance même a pour condition nécessaire l’existence d’un corps, dont les modifications sont, nous l’avons vu, le point de départ de l’entendement pour l’intuition de ce monde. Pour le pur sujet connaissant, ce corps est une représentation comme une autre, un objet comme les autres objets. Ses mouvements, ses actions ne sont rien de plus à son regard que les modifications des autres objets sensibles ; ils lui seraient tout aussi étrangers et incompréhensibles, si parfois leur signification ne lui était révélée d’une façon toute spéciale. Il verrait ses actions suivre les motifs qui surviennent avec la régularité des lois physiques, comme les modifications des autres objets suivent des causes, des excitations, des motifs. Quant à l’influence de ces motifs, il ne la verrait pas de plus près que la liaison des phénomènes extérieurs avec leur cause. L’essence intime de ces manifestations et actions de son corps lui serait incompréhensible : il l’appellerait comme il lui plairait, force, qualité, ou caractère, et n’en saurait rien de plus pour cela. Mais il n’en est pas ainsi ; loin de là, l’individu est en même temps le sujet de la connaissance, et il trouve là le mot de l’énigme : ce mot est Volonté. Cela, cela seul lui donne la clef de sa propre existence phénoménale, lui en découvre la signification, lui montre la force intérieure qui fait son être, ses actions, son mouvement. Le sujet de la connaissance, par son identité avec le corps, devient un individu ; dès lors, ce corps lui est donné de deux façons toutes différentes : d’une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d’autres objets et comme soumis à leurs lois ; et d’autre part, en même temps, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que désigne le mot Volonté. Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un mouvement de notre corps ; nous ne pouvons pas vouloir un acte réellement sans constater aussitôt qu’il apparaît comme mouvement corporel. L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons différentes : d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible. L’action du corps n’est que l’acte de la volonté objectivé, c’est-à-dire vu dans la représentation. Nous verrons plus bas que cela est vrai non seulement des actions causées par des motifs, mais encore de celles qui suivent involontairement une excitation. Oui, le corps entier n’est que la volonté objectivée, c’est-à-dire devenue perceptible : et c’est ce que la suite de cet ouvrage va démontrer et éclaircir.
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