Puis-je cependant vous confesser que cette minuscule silhouette humaine m’embarrasse ? S’il s’agissait d’un Indien, nous pourrions en déduire qu’une race de pygmées existe en Amérique ; mais il a plutôt l’air d’un Européen, avec son chapeau de paille…

Le professeur renifla comme un buffle irrité :

– Vous êtes vraiment à la limite ! dit-il. Mais vous élargissez le champ de mes observations. Paresse cérébrale ! Inertie mentale ! Magnifique !

Il aurait été trop absurde que je me misse en colère. Ça aurait été un terrible gaspillage d’énergie, car avec cet homme, il aurait fallu se mettre tout le temps en colère. Je me bornai à esquisser un sourire las :

– J’avais été frappé par le fait qu’il était petit, lui dis-je.

– Regardez ici ! s’écria-t-il en se penchant et en posant sur le dessin un doigt qui ressemblait à une grande saucisse poilue. Voyez-vous cette prolifération arborescente derrière l’animal ? Je suppose que vous vous imaginez que c’est du pissenlit ou des choux de Bruxelles, n’est-ce-pas ? Oui, eh bien ! c’est un palmier d’ivoire végétal, monsieur, qui a près de vingt mètres de haut ! Ne comprenez-vous pas pourquoi un homme a été placé là ? Il a été ajouté, car il n’aurait raisonnablement pas pu se tenir face à cette brute et la dessiner tranquillement. L’artiste s’est représenté lui-même pour fournir une échelle des proportions. Disons qu’il mesurait un mètre quatre-vingts. L’arbre est plus haut que lui, faites le calcul.

– Seigneur ! criai-je. Vous pensez donc que la bête serait… Mais il faudrait un zoo spécial pour un pareil phénomène !

– Toute exagération mise à part, convint le professeur, c’est assurément un spécimen bien développé !

– Mais, protestai-je, ce n’est tout de même pas sur la foi d’un seul dessin que toute l’expérience de la race humaine va vaciller…

J’avais feuilleté les dernières pages de l’album pour vérifier que ce dessin était unique.

« Un dessin exécuté par un Américain vagabond qui pouvait être sous l’influence de hachisch ou de la fièvre, ou qui tout simplement satisfaisait les caprices d’une imagination morbide. Vous, homme de science, vous ne pouvez pas défendre une position semblable !

Pour me répondre, le professeur saisit un livre sur un rayon.

– Voici, me dit-il, une excellente monographie dont l’auteur est mon talentueux ami Ray Lankester. Elle contient une illustration qui vous intéressera… Ah ! la voici ! Elle porte pour légende ces mots : « Aspect probable, lorsqu’il vivait, du stégosaure dinosaure jurassique ; à elle seule, la patte arrière est deux fois plus haute qu’un homme de taille normale. » Hein ! qu’est-ce que vous dites de ça ?

Il me tendit le livre ouvert. Je sursautai quand je vis l’illustration. Dans cet animal reconstitué d’un monde mort, il entrait assurément une grande ressemblance avec le dessin de l’Américain.

– C’est remarquable ! dis-je.

– Mais pas définitif, selon vous ?

– Il peut s’agir d’une coïncidence, à moins que cet Américain n’ait vu autrefois une image semblable et qu’il ne l’ait conservée dans sa mémoire, d’où elle aurait été projetée au cours d’une crise de délire.

– Très bien ! fit avec indulgence le Pr Challenger. Laissons pour l’instant les choses en état. Voudriez-vous considérer à présent cet os ?

Il me fit passer l’os dont il m’avait indiqué qu’il l’avait trouvé dans le sac du mort. Il avait bien quinze centimètres de long, il était plus gros que mon pouce, et il portait à une extrémité quelques traces de cartilage séché.

– À quelle créature connue appartient cet os ? interrogea le professeur.

Je le retournai dans tous les sens, en essayant de me remémorer des connaissances à demi oubliées.

– Une clavicule humaine très épaisse ?

Mon compagnon agita sa main avec une réprobation méprisante.

– La clavicule humaine est courbée. Cet os est droit, et sur sa surface il y a une gouttière qui montre qu’un grand tendon jouait en travers, ce qui ne se produit pas dans le cas de la clavicule.

– Alors je vous avoue que j’ignore de quoi il s’agit.

– Vous n’avez pas à être honteux de votre ignorance, car il n’y a pas beaucoup de savants qui pourraient mettre un nom dessus.

Il sortit d’une boîte à pilules un petit os de la taille d’un haricot.

– Pour autant que j’en puisse juger, cet os humain est l’homologue de celui que vous tenez dans votre main. Voilà qui vous en dit long sur la taille de l’animal en question ! Le cartilage vous enseigne également qu’il ne s’agit pas d’un fossile, mais d’un spécimen récemment vivant. Qu’est-ce que vous dites de cela ?

– Certainement dans un éléphant…

Il poussa un véritable cri de douleur.

– Ah ! non ! Ne parlez pas d’éléphants en Amérique du Sud. Même à la communale…

– Eh bien ! interrompis-je, n’importe quelle grosse bête de l’Amérique du Sud, un tapir, par exemple…

– Apprenez, jeune homme, que les bases élémentaires de la zoologie, ne me sont pas étrangères… Ceci n’est pas un os de tapir, et n’appartient d’ailleurs à aucune autre créature connue. Ceci appartient à un animal très grand, très fort, donc très féroce, qui existe sur la surface de la terre et qui n’est pas encore venu se présenter aux savants. Êtes-vous convaincu ?

– Prodigieusement intéressé, tout au moins.

– Alors votre cas n’est pas désespéré. Je sens que quelque part en vous la raison se dissimule ; nous avancerons donc à tâtons et patiemment pour la déterrer… Quittons maintenant cet Américain mort d’épuisement, et reprenons notre récit. Vous devinez bien que je ne tenais pas à quitter l’Amazone sans avoir approfondi cette histoire. Je cherchai à glaner quelques renseignements sur la direction d’où était venu notre voyageur : des légendes indiennes me servirent de guides ; je découvris en effet que les tribus riveraines évoquaient couramment un étrange pays. Naturellement, vous avez entendu parler de Curupuri ?

– Jamais.

– Curupuri est l’esprit des forêts, quelque chose de terrible, quelque chose de malveillant, quelque chose à éviter… Personne ne peut décrire sa forme ni sa nature, mais c’est un nom qui répand l’effroi sur les bords de l’Amazone. De plus, toutes les tribus s’accordent quant à situer approximativement l’endroit où vit Curupuri. Or de cette direction était justement venu l’Américain. Je soupçonnai donc quelque chose de terrible par là : c’était mon devoir de découvrir ce que c’était.

– Et qu’avez-vous fait ?

Mon irrévérence avait disparu. Cet homme massif forçait mon attention et mon respect.

– Je surmontai l’extrême réserve des indigènes, ils répugnent même à parler de Curupuri ! Mais par des cadeaux, par ma puissance de persuasion, par certaines menaces aussi, je dois le dire, de coercition, je réussis à me faire donner deux guides. Après diverses aventures que je n’ai pas besoin de rappeler, après avoir franchi une distance que je ne préciserai pas, après avoir marché dans une direction que je garde pour moi, nous sommes enfin parvenus dans une vaste étendue qui n’a jamais été décrite ni visitée, sauf par mon infortuné prédécesseur. Voudriez-vous avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil ?

Il me tendit une photographie format 12 x 16,5.

« L’aspect non satisfaisant de cette photo provient du fait qu’en descendant une rivière mon bateau se retourna, la malle qui contenait les pellicules non développées se fracassa ; les conséquences de ce naufrage furent désastreuses. Presque tous les négatifs furent détruits : perte irréparable ! Vous voudrez bien accepter cette explication pour les déficiences et les anomalies que vous remarquerez.