On a avancé le mot de fraude : je ne suis pas
d’humeur à discuter ce point.
La photographie était évidemment très
décolorée, et un critique mal disposé aurait pu interpréter tout de
travers sa surface incertaine. C’était un paysage gris,
terne ; en me penchant sur les détails pour les déchiffrer, je
réalisai qu’elle représentait une longue ligne extrêmement haute de
falaises : on aurait dit une immense cataracte vue de
loin ; et au premier plan une plaine en pente ascendante était
parsemée d’arbres.
– Je crois que c’est le même endroit que celui
qui a été peint par l’Américain, dis-je.
– Effectivement, c’est bien le même
endroit ! répondit le professeur. J’ai trouvé les traces du
campement du type. Maintenant, regardez ceci.
C’était une vue, prise de plus près, du même
endroit ; mais la photographie était très défectueuse.
Pourtant, je pus distinguer le piton rocheux couronné d’un arbre et
isolé, qui se détachait devant l’escarpement.
– Pas de doute, c’est la même chose !
déclarai-je.
– Hé bien ! voilà un fait acquis !
dit le professeur. Nous progressons, n’est-il pas vrai ? À
présent, voulez-vous regarder au haut de ce piton rocheux ? Y
observez-vous quelque chose ?
– Un arbre immense.
– Mais sur l’arbre ?
– Un gros oiseau.
Il me tendit une loupe.
– Oui, dis-je en me penchant avec la loupe. Un
gros oiseau est perché sur l’arbre. Il a un bec considérable. Je
dirais presque que c’est un pélican.
– Je ne peux guère vous complimenter pour
votre bonne vue ! marmonna le professeur. Ce n’est pas un
pélican ni même un oiseau. Vous n’apprendrez pas sans intérêt que
j’ai réussi à tuer d’un coup de fusil cet échantillon très
particulier. J’ai eu là une preuve formelle, la seule que je
pouvais ramener en Angleterre.
– Bon. Alors, vous l’avez ?
Enfin il y avait corroboration tangible.
– Je l’avais. Elle a été malheureusement
perdue avec quantité d’autres choses dans le même accident de
bateau qui a abîmé ou détruit mes photographies. Je me suis
cramponné à une aile quand la bête a disparu dans le tourbillon du
rapide, et il m’est resté une partie de ladite aile. Quand je fus
rejeté sur le rivage, j’étais évanoui, mais le pauvre vestige de
mon splendide spécimen était intact. Le voici.
D’un tiroir, il sortit ce qui me parut être la
partie supérieure de l’aile d’une grande chauve-souris, elle avait
bien soixante centimètres de long ; c’était un os courbé, avec
un tissu membraneux au-dessous.
– Une chauve-souris monstrueuse !
suggérai-je.
– Absolument pas ! répliqua sévèrement le
professeur. Vivant comme j’en ai l’habitude dans une atmosphère
scientifique, je n’aurais pas pu supposer que les principes de base
de la zoologie étaient si ignorés ? Est-ce possible que vous
ne connaissiez pas ce fait élémentaire en zoologie comparée, à
savoir que l’aile d’une chauve-souris consiste en trois doigts
étirés reliés entre eux par des membranes ?… Or, dans cet
exemple, l’os n’est certainement pas un avant-bras, et vous pouvez
voir par vous-même qu’il n’y a qu’une seule membrane pendant sur un
os unique, par conséquent, s’il ne peut appartenir à une
chauve-souris, de quoi s’agit-il ?
Ma modeste réserve de connaissances techniques
était épuisée.
– En vérité, je n’en sais rien !
murmurai-je.
Il ouvrit le livre qu’il m’avait déjà
montré.
– Ici, dit-il en me désignant l’image d’un
extraordinaire monstre volant, il y a une excellente reproduction
du dimorphodon, ou ptérodactyle, reptile volant de la période
jurassique. À la page suivante, vous trouverez un schéma sur le
mécanisme de son aile. Comparez-le donc, s’il vous plaît, avec
l’échantillon que vous tenez dans votre main.
Je fus submergé par une vague d’ahurissement.
J’étais convaincu. Il n’y avait pas moyen de ne pas être convaincu.
La preuve cumulative était accablante. Le croquis peint, les
photographies, le récit, et maintenant cet échantillon récent…
l’évidence sautait aux yeux. Je le dis. Et je le dis avec une
grande chaleur de sincérité, car je comprenais à présent que le
professeur avait été fort injustement traité. Il m’écouta en se
calant le dos dans son fauteuil ; il avait à demi baissé ses
paupières, et un sourire tolérant flottait sur ses lèvres ; un
rayon de soleil imprévu se posa sur lui.
« C’est la chose la plus sensationnelle
dont j’aie jamais entendu parler ! dis-je.
Pour être tout à fait franc, je conviens que
mon enthousiasme professionnel de journaliste était plus fort que
mon enthousiasme de savant amateur. Je poursuivis :
« C’est colossal ! Vous êtes le
Christophe Colomb de la science ! Vous avez découvert un monde
perdu ! Réellement, je suis désolé de vous avoir donné
l’impression que j’étais sceptique. Mais c’était tellement
incroyable ! Tout de même, je suis capable de comprendre une
preuve quand je la vois, et je ne dois pas être le seul au
monde !
Le professeur ronronna de satisfaction.
« Mais ensuite, monsieur, qu’avez-vous
fait ?
– C’était la saison des pluies, monsieur
Malone, et mes provisions étaient épuisées. J’ai exploré une partie
de cette falaise énorme, mais je n’ai trouvé aucun moyen de
l’escalader. Le piton pyramidal sur lequel j’avais vu et abattu le
ptérodactyle était absolument inaccessible. Comme j’ai fait
beaucoup d’alpinisme, je suis cependant parvenu à mi-hauteur ;
de là j’ai eu une vue plus précise du plateau qui s’étend au sommet
de l’escarpement ; il m’a paru immense : ni vers l’est ni
vers l’ouest je n’ai pu apercevoir la fin de cette ligne coiffée de
verdure. Au-dessous, c’est une région marécageuse, une jungle
pleine de serpents, d’insectes, de fièvres, une ceinture de
protection naturelle pour ce singulier pays.
– Avez-vous discerné d’autres vestiges de
vie ?
– Non, monsieur, je n’en ai vu aucun autre.
Mais tout au long de la semaine où nous avons campé à la base de ce
plateau, nous avons entendu au-dessus de nos têtes des bruits très
étranges.
– Mais cette créature dessinée par
l’Américain ? Comment l’expliquez-vous ?
– Nous pouvons seulement supposer qu’il a dû
arriver au sommet et qu’il l’a vue là-haut.
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