Il doit donc y avoir
une route, un moyen d’accès, certainement un accès très difficile,
car autrement ces animaux descendraient et envahiraient le pays
environnant. Est-ce assez clair ?
– Mais comment seraient-ils parvenus
là-haut ?
– Je ne crois pas que ce soit là un problème
insoluble, répondit le professeur. Selon moi, l’explication est
celle-ci : l’Amérique du Sud est, on vous l’a peut-être
appris, un continent de formation granitique. À cet endroit précis,
à l’intérieur, il y a eu, autrefois, une grande et soudaine
éruption volcanique. Ces escarpements, comme je l’ai observé, sont
basaltiques, donc plutoniens. Une surface, peut-être aussi étendue
que le Sussex, a été surélevée en bloc avec tout ce qu’elle
contenait par des précipices perpendiculaires dont la solidité
défie l’érosion. Quel en a été le résultat ? Hé bien !
les lois ordinaires de la nature se sont trouvées suspendues. Les
divers freins qui influent sur la lutte pour la vie dans le monde
sont là-haut neutralisés ou modifiés. Des créatures survivent,
alors qu’ailleurs elles auraient disparu. Vous remarquerez que le
ptérodactyle autant que le stégosaure remontent à l’époque
jurassique, et sont, par conséquent, fort anciens dans l’ordre de
la vie. Ils ont été artificiellement conservés par d’étranges
circonstances.
– Mais naturellement ! m’écriai-je. Votre
thèse est concluante. Il ne vous reste plus qu’à la soumettre aux
autorités compétentes !
– C’est ce que, dans ma simplicité, je m’étais
imaginé, soupira, non sans amertume, le professeur. Mais les choses
ne tardèrent pas à se gâter : à chaque tournant, j’étais
guetté par un scepticisme, dicté par la stupidité, et aussi par la
jalousie. Il n’est pas dans ma nature, monsieur, de m’aplatir
devant un homme quel qu’il soit ni de chercher à prouver un fait si
ma parole est mise en doute. Aussi ai-je dédaigné de faire état des
preuves corroboratives que je possède. Le sujet m’est même devenu
odieux, je ne voulais plus en parler. Quand des gens de votre
espèce, qui représentent la folle curiosité du public, viennent
troubler ma discrétion, il m’est impossible de les accueillir avec
une réserve digne. Par tempérament je suis, je l’admets, un peu
passionné, et toute provocation déchaîne ma violence. Je crains que
vous ne vous en soyez aperçu.
Je baissai les yeux et ne dis rien.
« Ma femme m’a souvent querellé à ce
sujet, et pourtant je crois que tout homme d’honneur réagirait
comme moi. Ce soir, par exemple, je me propose de fournir un
exemple de contrôle des émotions par la volonté. Je vous invite à
assister à cette démonstration…
Il me tendit une carte.
« Vous verrez que M. Percival
Waldron, naturaliste réputé, doit faire une conférence, à huit
heures et demie, dans le hall de l’Institut de zoologie, sur le
« Dossier du temps ». J’ai été spécialement invité à
m’asseoir sur l’estrade et à proposer une motion de remerciements à
l’adresse du conférencier. À ce propos, je me fais fort de lancer,
avec autant de tact que de délicatesse, quelques remarques de
nature à intéresser l’assistance et à donner envie à certains
d’approfondir le sujet. Rien qui ait l’air d’une querelle !
J’indiquerai seulement qu’au-delà de ce qui est su, il existe des
secrets formidables. Je me tiendrai soigneusement en laisse, et je
verrai si une attitude réservée me permettra d’obtenir une audience
plus favorable auprès du public.
– Et… je pourrai venir ? demandai-je avec
une ardeur non feinte.
– Mais oui, entendu !
Cette énorme masse était douée d’une douceur
qui subjuguait autant que sa violence. Son sourire, quand il était
empreint de bienveillance, était un spectacle merveilleux, ses
joues se groupaient pour former deux pommes bien rouges entre ses
yeux mi-clos et sa grande barbe noire. Il reprit :
« Venez ! Ce sera un réconfort pour
moi de savoir que j’ai un allié dans la place, quelles que puissent
être son insuffisance et son ignorance du sujet… Je pense qu’il y
aura du monde, car Waldron, qui n’est qu’un charlatan, attire
toujours la foule. Maintenant, monsieur Malone, il se trouve que je
vous ai accordé beaucoup plus de temps que je ne l’avais prévu. Or
l’individu doit s’effacer devant la société, ne pas monopoliser ce
qui est destiné au monde entier.
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