Je serai heureux de vous voir ce soir à la conférence. Entre-temps, comprenez qu’il ne saurait être fait usage des sujets que nous avons abordés ensemble.

– Mais M. McArdle, mon rédacteur en chef, voudra savoir ce que j’ai fait !

– Dites-lui ce que vous voudrez. Entre autres choses, vous pouvez lui dire que s’il m’envoie quelqu’un d’autre, j’irai le trouver avec un fouet de cavalerie. Mais je me fie à vous pour que rien de ceci ne soit imprimé. Parfait ! À ce soir donc, huit heures trente, dans le hall de l’Institut de zoologie.

En quittant la pièce, je jetai un dernier regard sur ses joues rouges, sa barbe presque bleue, et ses yeux d’où toute tolérance avait disparu.

Chapitre 5 Au fait !

Étant donné les chocs physiques consécutifs à mon premier entretien avec le Pr Challenger, et les chocs mentaux que je subis au cours du second, j’étais plutôt démoralisé – en tant que journaliste naturellement ! – quand je me retrouvai dans Enmore Park. J’avais mal à la tête, mais cette tête-là abritait une idée : dans l’histoire de cet homme il y avait du vrai, du vrai à conséquences formidables, du vrai qui fournirait de la copie sensationnelle pour la Gazette quand je serais autorisé à m’en servir. Au bout de la rue, un taxi attendait ; je sautai dedans et me fis conduire au journal. Comme d’habitude, McArdle était à son poste.

– Alors ? s’écria-t-il très impatient. Comment est-ce que ça se présente ?… M’est avis, jeune homme, que vous avez été à la guerre ! Vous aurait-il boxé ?

– Au début, nous avons eu un petit différend.

– Quel homme ! Qu’avez-vous fait ?

– Hé bien ! il est devenu plus raisonnable, et nous avons causé. Mais je n’ai rien tiré de lui… enfin, rien qui soit publiable.

– Je n’en suis pas aussi sûr que vous ! Il vous a mis un œil au beurre noir, et ce fait divers mérite déjà d’être publié… Nous ne pouvons pas accepter ce règne de la terreur, monsieur Malone ! Il faut ramener notre homme à ses justes proportions. Demain, je vais m’occuper de lui dans un petit éditorial… Donnez-moi simplement quelques indications, et je le marquerai au fer rouge pour le restant de ses jours. Le Pr Münchhausen… pas… mal pour un gros titre, non ? Sir John Mandeville ressuscité… Cagliostro… Tous les imposteurs et les tyrans de l’Histoire. Je révélerai le fraudeur qu’il est !

– À votre place, je ne le ferais pas, monsieur.

– Et pourquoi donc ?

– Parce qu’il n’est pas du tout le fraudeur que vous supposez.

– Quoi ! rugit McArdle. Vous n’allez pas me dire que vous croyez à ses histoires de mammouths, de mastodontes et de grands serpents volants ?

– Je ne vous le dirai pas parce que je n’en sais rien. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il émette des théories sur ces points précis. Mais ce que je crois, c’est qu’il a découvert quelque chose de neuf.

– Alors, mon vieux, écrivez-le, pour l’amour de Dieu !

– Je ne demanderais pas mieux, mais tout ce que j’ai appris, il me l’a dit sous le sceau du secret ; à condition que je n’en publie rien…

En quelques phrases, je résumai le récit du professeur. McArdle semblait terriblement incrédule.

– Bon ! dit-il enfin. À propos de cette réunion scientifique de ce soir, vous n’êtes pas tenu au secret, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que d’autres journaux s’y intéressent, car Waldron ne fera que répéter ce qu’il a déclaré maintes fois, et nul ne sait que Challenger viendra et parlera. Avec un peu de chance, nous pouvons avoir une belle exclusivité. De toute façon, vous y serez et vous nous rapporterez un compte rendu. Je vous réserverai de la place pour minuit.

J’eus une journée fort occupée. Je dînai de bonne heure au club des Sauvages avec Tarp Henry, à qui je racontai une partie de mes aventures. Il m’écouta avec un sourire indulgent et sceptique, jusqu’au moment où il éclata de rire quand je lui avouai que le professeur m’avait convaincu.

– Mon cher ami, dans la vie réelle, les choses ne se passent pas ainsi. Les gens ne tombent pas sur des découvertes sensationnelles pour égarer après coup leurs preuves. Laissez cela aux romanciers. Le type en question est aussi plein de malice qu’une cage de singes au zoo. Tout ça, c’est de la blague !

– Mais le poète américain ?

– Il n’a jamais existé !

– J’ai vu son album à croquis.

– C’est l’album à croquis de Challenger.

– Vous croyez qu’il a dessiné cet animal ?

– Naturellement ! Qui d’autre l’aurait fait ?

– Tout de même, les photographies…

– Il n’y avait rien sur les photographies. De votre propre aveu, vous n’y avez vu qu’un oiseau.

– Un ptérodactyle !

– À ce qu’il dit ! Il vous a mis un ptérodactyle dans l’idée.

– Alors, les os ?

– Le premier, il l’a tiré d’un ragoût de mouton. Le second, il l’a rafistolé pour l’occasion. Pour peu que vous soyez intelligent et que vous connaissiez votre affaire, vous pouvez truquer un os aussi aisément qu’une photographie.

Je commençais à me sentir mal à l’aise. Après tout, peut-être avais-je donné prématurément mon accord ?

– Venez-vous à la conférence ? demandai-je à brûle-pourpoint à Tarp Henry.

Mon compagnon réfléchit :

– Ce génial Challenger n’est pas trop populaire ! répondit-il. Des tas de gens ont des comptes à régler avec lui. Il est sans doute l’homme le plus détesté de Londres. Si les étudiants en médecine s’en mêlent, ce sera un chahut infernal.