Je n’ai nulle envie de me trouver dans une fosse aux ours !

– Au moins pourriez-vous avoir l’impartialité de l’entendre exposer lui-même son affaire !

– Oui… Ce ne serait que juste, en somme… Très bien ! Je suis votre homme.

Quand nous arrivâmes dans le hall, nous fûmes surpris par la foule qui s’y pressait. Une file de coupés déchargeait sa cargaison de professeurs à barbe blanche. Le flot foncé des humbles piétons qui se précipitaient par la porte ogivale laissait prévoir que la réunion aurait un double succès, populaire autant que scientifique. Dès que nous fûmes installés, il nous apparut que toute une jeunesse s’était emparée du poulailler, et qu’elle débordait jusque dans les derniers rangs du hall. Je regardai derrière nous, je reconnus beaucoup de visages familiers d’étudiants en médecine. Selon toute vraisemblance, les grands hôpitaux avaient délégué chacun une équipe de représentants. La bonne humeur régnait, mais l’espièglerie perçait déjà. Des couplets étaient repris en chœur avec un enthousiasme qui préludait bizarrement à une conférence scientifique. Pour une belle soirée, ce serait sûrement une belle soirée !

Par exemple, lorsque le vieux docteur Meldrum, avec son célèbre chapeau d’opéra aux bords roulés, apparut sur l’estrade, il fut accueilli par une clameur aussi générale qu’irrespectueuse : « Chapeau ! Chapeau ! » Le vieux docteur Meldrum se hâta de se découvrir et dissimula son haut-de-forme sous sa chaise. Quand le Pr Wadley, chancelant sous la goutte, s’avança vers son siège, de toutes parts jaillirent d’affectueuses questions sur l’état de ses pauvres orteils, ce qui ne laissa pas de l’embarrasser. Mais la plus grande démonstration fut réservée cependant à ma nouvelle connaissance, le Pr Challenger, quand il traversa l’assemblée pour prendre place au bout du premier rang sur l’estrade : dès que sa barbe noire apparut, il fut salué par de tels hurlements de bienvenue que je me demandai si Tarp Henry n’avait pas vu juste, et si cette nombreuse assistance ne s’était pas dérangée parce qu’elle avait appris que le fameux professeur interviendrait dans les débats.

À son entrée, il y eut quelques rires de sympathie sur les premiers bancs, où s’entassaient des spectateurs bien habillés : comme si la manifestation des étudiants ne leur déplaisait pas. Cette manifestation fut l’occasion, en vérité, d’un vacarme épouvantable : imaginez la bacchanale qui s’ébauche dans la cage des grands fauves lorsque se fait entendre dans le lointain le pas du gardien chargé de les nourrir. Peut-être y avait-il dans ce bruit de confuses velléités d’offense ? Pourtant je l’assimilai plutôt à une simple turbulence, à la bruyante réception de quelqu’un qui amusait et intéressait, et non d’un personnage détesté ou méprisé. Challenger sourit avec une lassitude dédaigneuse mais indulgente, comme tout homme poli sourit devant les criailleries d’une portée de chiots. Avec une sage lenteur il s’assit, bomba le torse, caressa sa barbe et inspecta entre ses paupières mi-closes la foule qui lui faisait face. Le tumulte qui l’avait accueilli ne s’était pas encore apaisé quand le Pr Ronald Murray, qui présidait, et M. Waldron, le conférencier, s’avancèrent sur l’estrade. La séance commençait.

Le Pr Murray m’excusera, j’en suis sûr, si j’ose écrire qu’il partage avec beaucoup d’Anglais le don de l’inaudibilité. Pourquoi diable des gens qui ont quelque chose de valable à dire ne se soucient-ils pas d’être entendus ? Voilà bien l’un des mystères de la vie moderne ! Leur méthode oratoire est aussi peu raisonnable que celle qui, pour alimenter un réservoir, s’obstinerait à faire passer de l’eau de source à travers un tuyau bouché, alors qu’un effort minuscule le déboucherait. Le Pr Murray adressa quelques remarques profondes à sa cravate blanche et à sa carafe d’eau, puis se livra à un aparté humoristique et même pétillant avec le chandelier d’argent qui était dressé à sa droite. Après quoi il se rassit, et M. Waldron, notre célèbre conférencier, suscita en se levant un murmure d’approbation générale. C’était un homme au visage maigre et austère, à la voix rude, aux manières agressives ; au moins avait-il le mérite de savoir comment assimiler les idées des autres, et les transmettre d’une manière intéressante pour le profane ; il possédait également le don d’être amusant lorsqu’il traitait des sujets aussi rébarbatifs que la précession de l’équinoxe ou la formation d’un vertébré.

Il développa devant nous le panorama de la création, tel du moins que la science l’interprète, dans une langue toujours claire et parfois pittoresque. Il nous parla du globe terrestre, une grosse masse de gaz enflammés tournoyant dans les cieux. Puis il nous représenta la solidification, le refroidissement, l’apparition des rides qui formèrent les montagnes, la vapeur qui tourna en eau, la lente préparation de la scène sur laquelle allait être joué le drame inexplicable de la vie. Sur l’origine de la vie, il se montra discrètement imprécis. Il se déclara presque certain que les germes de la vie auraient difficilement survécu à la cuisson originelle. Donc elle était survenue ultérieurement. Mais comment ? Avait-elle surgi des éléments inorganiques du globe en cours de refroidissement ? C’était très vraisemblable. Les germes de la vie auraient-ils été apportés du dehors par un météore ? C’était moins vraisemblable. En somme, le sage devait se garder de tout dogmatisme sur ce point, nous ne pouvions pas, ou du moins pas encore, créer de la vie organique en laboratoire à partir d’éléments inorganiques. L’abîme entre le mort et le vivant n’avait pas encore été franchi par la chimie. Mais il y avait une chimie plus haute et plus subtile, la chimie de la nature, qui travaillait avec de grandes forces sur de longues époques : pourquoi ne produirait-elle pas des résultats qu’il nous était impossible d’obtenir ?

Cela amena le conférencier à dresser un tableau de la vie animale.