En cette qualité, je déclare que M. Waldron commet une grosse erreur lorsqu’il suppose, parce qu’il n’a jamais vu de ses propres yeux ce qu’on appelle un animal préhistorique, que ce genre de créatures n’existe plus. Ils sont en fait, ainsi qu’il l’a dit, nos ancêtres, mais ils sont, si j’ose ainsi m’exprimer, nos ancêtres contemporains, que n’importe qui peut encore rencontrer avec toutes leurs caractéristiques hideuses et formidables, à condition d’avoir l’énergie et la hardiesse de les chercher dans leurs repaires. Des créatures que l’on suppose être jurassiques, des monstres qui chasseraient et dévoreraient nos plus gros et nos plus féroces mammifères existent encore. [Cris de : « Idiot !… Prouvez-le !… Comment le savez-vous ?… à démontrer ! »] Comment est-ce que je sais ? me demandez-vous. Je le sais parce que j’en ai vu quelques-uns. [Applaudissements, vacarme, et une voix : « Menteur ! »] Suis-je un menteur ? [Chaleureux et bruyant assentiment général.] Ai-je bien entendu quelqu’un me traiter de menteur ? La personne qui m’a traité de menteur aurait-elle l’obligeance de se lever pour que je puisse faire sa connaissance ? [Une voix : « La voici, monsieur ! » et un petit bonhomme inoffensif à lunettes, se débattant désespérément, fut hissé par-dessus un groupe d’étudiants.] C’est vous qui vous êtes aventuré à me traiter de menteur ? [« Non, monsieur, non ! » cria l’accusé, qui disparut comme un diable dans sa boîte.] Si dans la salle il se trouve quelqu’un qui doute de ma sincérité, je serai très heureux de lui dire deux mots après la conférence. [« Menteur ! »] Qui a dit cela ? [De nouveau le bonhomme inoffensif fut levé à bout de bras alors qu’il tentait de plonger, épouvanté, dans la foule.] Si je descends parmi vous… [Chœur général : « Viens, poupoule ! Viens. » La séance fut interrompue pendant quelques minutes. Le président, debout et agitant ses bras, semblait conduire un orchestre. Le professeur, écarlate, avec ses narines dilatées et sa barbe hérissée, allait visiblement donner libre cours à son humeur de dogue.] Toutes les grandes découvertes ont été accueillies par la même incrédulité. Quand de grands faits vous sont exposés, vous n’avez pas l’intuition ni l’imagination qui vous aideraient à les comprendre. Vous êtes tout juste bons à jeter de la boue aux hommes qui risquent leur vie pour ouvrir de nouvelles avenues à la science. Vous persécutez les prophètes ! Galilée, Darwin, et moi… [Acclamations prolongées et interruption complète du débat.]

Tout ceci est tiré des notes prises sur le moment, mais elles rendent compte très imparfaitement du chaos absolu qui régna alors. Le vacarme était si effrayant que plusieurs dames avaient déjà opéré une prudente retraite. Des hommes d’âge, graves et pleins d’onction, criaient plus fort que les étudiants. Je vis des vieillards chenus et à barbe blanche menacer du poing le professeur impavide. L’assistance était en ébullition. Le professeur fit un pas en avant et leva les deux mains. Dans cet homme il y avait quelque chose de si fort, de si imposant, de si viril que les cris s’éteignirent. Son attitude de chef, ses yeux dominateurs imposèrent le silence. Il paraissait avoir une communication précise à faire, ils se turent pour l’écouter.

– Je ne vous retiendrai pas longtemps, dit-il. À quoi bon ? La vérité est la vérité, et rien ne la changera, même pas le chahut de plusieurs jeunes imbéciles, et pas non plus celui de leurs aînés… apparemment aussi stupides ! Je proclame que j’ai ouvert à la science une avenue nouvelle. Vous le contestez. [Acclamations.] Dans ces conditions, je vous mets à l’épreuve. Voulez-vous accréditer l’un de vous, ou deux, ou trois, qui vous représenteront et qui vérifieront en votre nom mes déclarations ?

M. Summerlee, le vieux maître de l’anatomie comparée, se leva : c’était un homme grand, mince, glacial ; il ressemblait à un théologien. Il déclara qu’il voulait demander au professeur si les résultats auxquels il avait fait allusion dans ses observations avaient été obtenus au cours d’un voyage datant de deux ans vers les sources de l’Amazone.

Le Pr Challenger répondit par l’affirmative.

M. Summerlee exprima le désir de savoir comment il se faisait que le Pr Challenger revendiquait des découvertes dans ces régions qui avaient été explorées par Walace, Bates, et bien d’autres dont la réputation scientifique était solidement établie.

Le Pr Challenger répondit que M. Summerlee confondait sans doute l’Amazone avec la Tamise ; que l’Amazone était un fleuve beaucoup plus important ; que M. Summerlee pourrait être intéressé par le fait qu’avec l’Orénoque, qui communique avec l’Amazone, quatre-vingts mille kilomètres carrés s’offraient aux recherches, et que dans un espace aussi vaste, il n’était pas surprenant que quelqu’un eût pu découvrir ce qui avait échappé à d’autres.

Avec un sourire acide, M. Summerlee déclara qu’il appréciait pleinement la différence entre la Tamise et l’Amazone, différence qu’il analysa ainsi : toute affirmation quant à la Tamise peut être vérifiée facilement, ce qui n’est pas le cas pour l’Amazone. Il serait reconnaissant au Pr Challenger de lui communiquer la latitude et la longitude de la région où des animaux préhistoriques pourraient être découverts.

Le Pr Challenger répliqua qu’il avait de bonnes raisons personnelles pour ne pas les divulguer à la légère, mais qu’il serait disposé à les révéler moyennant quelques précautions à un comité choisi dans l’assistance. M. Summerlee accepterait-il de faire partie du comité et de vérifier ses dires en personne ?

M. Summerlee : « Oui, j’accepte ! » [Longues acclamations.]

Le Pr Challenger dit alors :

– Je vous garantis que je vous fournirai tous les moyens pour que vous trouviez votre chemin. Il n’est que juste, cependant, que puisque M. Summerlee va vérifier mes déclarations, d’autres personnes l’accompagnent, ne serait-ce que pour contrôler sa vérification. Je ne vous dissimulerai pas que vous rencontrerez des difficultés et des dangers. M. Summerlee aurait besoin d’un compagnon plus jeune. Puis-je demander s’il y aurait des volontaires parmi vous ?

C’est ainsi que se déclenche dans la vie d’un homme une crise capitale. Aurais-je pu imaginer, en entrant dans cette salle, que j’allais me lancer dans une aventure que mes rêves n’avaient même pas envisagée ? Mais Gladys… n’était-ce pas là l’occasion, la chance dont elle m’avait parlé ? Gladys m’aurait dit de partir. Je me levai. Je me mis à hurler mon nom. Tarp Henry, mon camarade, me tirait par le pan de ma veste, et je l’entendais me chuchoter :

– Asseyez-vous, Malone ! Ne vous conduisez pas publiquement comme un âne !

Mais en même temps je remarquai qu’à quelques rangs devant moi quelqu’un s’était levé, grand, mince, avec des cheveux roux foncé.