Il se tourna pour me lancer un regard furieux,
mais je ne cédai pas.
– Je suis volontaire, monsieur le
président ! Je suis volontaire… Je le répétai jusqu’à ce que
je me fisse entendre.
– Le nom ! Le nom ! scanda
l’assistance.
– Je m’appelle Edward Dun Malone. Je suis
journaliste à la Daily Gazette. Je jure que je serai un
témoin absolument impartial.
– Comment vous appelez-vous, monsieur ?
demanda le président à mon rival.
– Je suis lord John Roxton. J’ai déjà remonté
l’Amazone, je connais le pays. Pour cette enquête, j’ai des titres
particuliers.
– La réputation de lord John Roxton en tant
que sportif et voyageur est, naturellement, célèbre de par le
monde ! dit le président. Mais d’autre part il serait bon
qu’un membre de la presse participe à cette expédition.
– Dans ces conditions je propose, dit le Pr
Challenger, que ces deux gentlemen soient désignés comme les
délégués de l’assistance pour accompagner le Pr Summerlee dans un
voyage dont le but est, je le répète, d’enquêter sur la véracité de
mes déclarations et de déposer un rapport concluant.
Voilà comment, sous les cris et les ovations,
se décida notre destin. Puis je me trouvai projeté dans le flot
humain qui se dirigeait vers la porte ; j’étais tout étourdi
par les perspectives qui s’ouvraient devant moi. Quand je sortis de
la salle, je pris conscience d’une charge d’étudiants hilares
dévalant la chaussée, et d’un très lourd parapluie qu’un bras
vigoureux abattait sur leurs têtes. Enfin, salué par des huées et
des applaudissements, le landau électrique du Pr Challenger démarra
du trottoir. J’arrivai dans Regent Street, le cœur plein de Gladys
et le crâne en compote.
Soudain quelqu’un me toucha le bras. Je me
retournai : c’était mon futur associé, lord John Roxton.
– Monsieur Malone, je crois ?… Nous
allons être des camarades de route, hein ? J’habite de l’autre
côté de la rue, à l’Albany. Auriez-vous l’amabilité de me consacrer
une demi-heure ? Car il y a une ou deux choses que j’ai grand
besoin de vous dire.
Chapitre 6
J’étais le fléau du Seigneur…
Ensemble, lord John Roxton et moi, nous
descendîmes Vigo Street et nous franchîmes les portiques défraîchis
qui abritaient une célèbre colonie d’aristocrates. À l’extrémité
d’un long couloir, mon futur compagnon ouvrit une porte et tourna
un commutateur. Plusieurs lampes, sous des abat-jour colorés,
baignèrent d’une lumière rougeâtre la grande pièce dans laquelle il
me poussa. Dès le seuil, j’eus une impression extraordinaire de
confort, d’élégance, de virilité : c’était l’appartement d’un
homme doué d’autant de goût que de fortune, et d’une insouciance de
célibataire. De riches fourrures et d’étranges nattes achetées dans
des bazars de l’Orient tapissaient le plancher. Des tableaux et des
gravures étaient accrochés aux murs ; ma compétence artistique
était médiocre, mais je n’eus pas de mal à deviner qu’il s’agissait
là d’objets rares et d’un grand prix. Des croquis de boxeurs, de
danseuses, de chevaux de course s’interposaient entre un Fragonard
sensuel, un Giraudet martial et un Turner à faire rêver. Mais,
répartis un peu partout, de nombreux trophées rappelaient que lord
John Roxton était l’un des athlètes complets de notre époque. Une
rame bleu foncé croisée avec un aviron rouge évoquait les joutes
universitaires. Au-dessus et en dessous, des fleurets et des gants
de boxe témoignaient que cet homme avait conquis la suprématie en
escrime et dans le noble art. En guise de lambris, autour de la
pièce, saillaient des têtes de bêtes sauvages : les plus beaux
spécimens du monde ! Les dominant de sa majesté incontestable,
le rarissime rhinocéros blanc de l’enclave de Lado laissait pendre
une lippe dédaigneuse.
Au centre du chaud tapis rouge, il y avait une
table Louis XV noir et or, merveilleusement d’époque, mais – ô
sacrilège ! – souillée par des marques de verres et des
brûlures de cigarettes. Elle supportait un plateau d’argent garni
de délices pour fumeurs ainsi qu’un coffret à liqueurs. Mon hôte
commença par remplir deux verres. Puis il m’indiqua un fauteuil,
plaça à ma portée le rafraîchissement qu’il m’avait préparé, et me
tendit un long havane blond. Il s’assit en face de moi pour me
regarder longtemps, fixement, avec des yeux étranges, pétillants,
hardis, des yeux dont la froide lumière bleue rappelait l’eau d’un
lac de montagne.
À travers la brume fine de ma fumée,
j’observai parallèlement les détails d’une physionomie que de
nombreuses photographies m’avaient déjà rendue familière : le
nez busqué, les joues creuses, les cheveux foncés tirant sur le
roux, le sommet de la tête dégarni, les moustaches frisées, et la
petite barbiche agressive terminant un menton volontaire. Il y
avait en lui du Napoléon III et du Don Quichotte, mais aussi
quelque chose de particulier aux gentilshommes campagnards
d’Angleterre, cet air ouvert, alerte et vif qu’a l’amoureux des
chiens et des chevaux. Sa peau était teintée de tous les hâles du
soleil et du vent. Il avait des sourcils très touffus qui lui
retombaient sur les yeux, son regard naturellement froid acquérait
de ce fait un semblant de férocité que renforçait encore une arcade
sourcilière accusée. De silhouette il était sec, mais fortement
charpenté ; en réalité, il avait fréquemment administré la
preuve que peu d’hommes en Angleterre possédaient son endurance.
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