Je découvris plus tard qu’il servait de chauffeur, mais qu’également il comblait les trous dans la succession de maîtres d’hôtel très éphémères. Son œil bleu clair, inquisiteur en diable, me dévisagea.

– Convoqué ? me demanda-t-il.

– Un rendez-vous.

– Avez-vous votre lettre ?

Je lui montrai l’enveloppe.

– Ça va !

Il semblait avare de paroles. Je le suivis dans le corridor, mais je fus assailli au passage par une petite bonne femme qui jaillit de la porte de la salle à manger. Elle était vive et pétillante, elle avait les yeux noirs, elle inclinait davantage vers le type français que vers le type anglais.

– Un instant ! dit-elle. Attendez, Austin. Rentrez par ici, monsieur. Puis-je vous demander si vous avez déjà rencontré mon mari ?

– Non, madame, je n’ai pas eu cet honneur.

– Alors d’avance je vous présente des excuses. Je dois vous prévenir qu’il est un personnage parfaitement impossible… absolument impossible ! Vous voilà averti : tenez-en compte !

– C’est très aimable à vous, madame.

– Quittez rapidement la pièce s’il paraît disposé à la violence. Ne perdez pas votre temps à vouloir discuter avec lui. Plusieurs visiteurs ont couru ce risque : ils ont été abîmés plus ou moins gravement ; il s’ensuit toujours un scandale public qui nous éclabousse tous, et moi en particulier.

« Je suppose que ce n’est pas à propos de l’Amérique du Sud que vous désirez le voir ?

Comment mentir à une dame ?

– Mon Dieu ! C’est le sujet le plus dangereux ! Vous ne croirez pas un mot de ce qu’il vous dira… J’en suis sûre ! Je n’en serais pas surprise !… Mais ne le lui faites pas voir, car sa violence atteindrait son paroxysme. Faites semblant de le croire : peut-être alors tout se passera-t-il bien. Rappelez-vous qu’il y croit lui-même. Je m’en porte garante. Il n’y a pas plus honnête que lui ! Mais je vous quitte, autrement ses soupçons pourraient s’éveiller… Si vous sentez qu’il devient dangereux… réellement dangereux, alors sonnez la cloche et échappez-lui jusqu’à ce que j’arrive. Généralement, même dans ses pires moments, je parviens à l’apaiser.

Ce fut sur ces propos très encourageants que la dame me remit aux mains du taciturne Austin qui, comme la discrétion statufiée en bronze, avait attendu la fin de notre entretien. Il me conduisit au bout du corridor. Là, il y eut d’abord un petit coup à la porte ; ensuite, émis de l’intérieur, un beuglement de taureau ; enfin, seul à seul, le Pr Challenger et votre serviteur.

Il était assis sur un fauteuil tournant, derrière une large table couverte de livres, de cartes, de schémas. Il fit virer de cent quatre-vingts degrés son siège lorsque j’entrai : le choc de son apparition me cloua sur place. Je m’étais préparé à un spectacle étrange, certes ; mais cette personnalité formidable, accablante, irrésistible ! Son volume vous coupait le souffle : son volume et sa stature imposante. Il avait une tête énorme ; je n’en avais jamais vu d’aussi grosse qui couronnât un être humain ; je suis sûr que son haut-de-forme, si je m’étais hasardé à m’en coiffer, me serait tombé sur les épaules. Tout de suite j’associai son visage et sa barbe à l’image d’un taureau d’Assyrie ; sur le visage rubicond, la barbe était si noire qu’elle avait des reflets bleus ; mais elle était taillée en forme de bêche et elle descendait jusqu’au milieu du buste. Sur son front massif les cheveux retombaient, bien cosmétiqués en un long accroche-cœur. Les yeux gris-bleu s’abritaient sous de grandes touffes noires : ils étaient très clairs, très dédaigneux, très dominateurs. Au-dessus de sa table émergeaient encore des épaules immensément larges et un torse comme une barrique… Ah ! j’oublie les mains : énormes, velues ! Cette image, associée à une voix beuglante, rugissante, grondante, constitua la première impression que je reçus du réputé Pr Challenger.

– Alors ? dit-il en me couvrant d’un regard insolent. Qu’est-ce que vous me voulez, vous ?

Il fallait bien que je persévérasse un moment dans ma supercherie ; sinon j’étais proprement éjecté.

– Vous avez été assez bon, monsieur, pour m’accorder un rendez-vous, dis-je de mon air le plus humble en présentant mon enveloppe.

Il s’en empara, déplia la lettre et l’étira sur sa table.

– Oh ? Vous êtes ce jeune homme incapable de comprendre votre langue maternelle, n’est-ce pas ? et cependant assez bon pour approuver mes conclusions générales, d’après ce que j’ai compris ?

– C’est cela, monsieur ! Tout à fait cela !

J’étais très positif.

– Hé bien ! Voilà qui consolide grandement ma position, hein ? Votre âge et votre mine confirment doublement la validité de votre appui… Tout de même, vous valez mieux que ce troupeau de porcs viennois dont le grognement grégaire n’est pas plus désobligeant, en fin de compte, que la hargne solitaire du pourceau britannique.

Il me lança un regard qui me fit comprendre qu’il me tenait pour le représentant actuel de cette espèce.

– Leur conduite me semble avoir été abominable ! hasardai-je.

– Je vous assure que je suis capable de me battre tout seul, et que votre sympathie m’indiffère totalement. Laissez-moi seul, monsieur, seul le dos au mur. C’est alors que G. E. C. est l’homme le plus heureux du monde… Bien, monsieur ! Faisons ce que nous pouvons l’un et l’autre pour écourter cette visite : elle ne vous offrira pas grand-chose d’agréable, et pour moi elle m’ennuie au-delà de toute expression. Vous aviez, à vous en croire, des commentaires à ajouter à la proposition que j’ai formulée dans ma thèse ?

Ses méthodes étaient empreintes d’une brutalité directe qui rendait difficile toute échappatoire. Pourtant je devais continuer à jouer le jeu, jusqu’à ce que j’entrevisse une ouverture. De loin, cela m’avait semblé facile… Esprits de l’Irlande, qu’attendiez-vous pour m’aider ? J’avais si grand besoin d’être secouru !

Il me transperça de ses deux yeux aigus, durs comme de l’acier.

« Allons, allons ! gronda-t-il.

– Bien sûr, je ne suis qu’un simple étudiant, dis-je avec un sourire imbécile. À peine mieux qu’un curieux. Pourtant il m’est apparu que vous avez été un peu sévère à propos de Weissmann dans cette affaire. Est-ce que depuis cette date la position de Weissmann n’a pas été… renforcée pas de nombreux témoignages ?

– Quels témoignages ?

Il parlait avec un calme menaçant.

– Hé bien ! naturellement, je sais qu’il n’y en a aucun à qui vous pourriez attribuer la qualité de preuve définitive. Je faisais simplement allusion à la tendance générale de la pensée moderne et au point de vue de la science prise collectivement, si j’ose ainsi m’exprimer.

Il se pencha en avant avec une grande gravité.

– Je suppose que vous savez, dit-il en comptant sur ses doigts, que l’indice crânien est un facteur constant ?

– Naturellement !

– Et que cette télégonie est encore sub judice ?

– Sans aucun doute.

– Et que le protoplasme du germe est différent de l’œuf parthéno-génétique ?

– Mais voyons, sûrement ! m’écriai-je.

J’étais tout émoustillé par ma propre audace.

– Mais qu’est-ce que cela prouve ? interrogea-t-il d’une voix aimablement persuasive.

– Ah ! en vérité ! murmurai-je. Qu’est-ce que cela prouve ?

– Vous le dirai-je ? roucoula-t-il.

– Je vous en prie !

– Cela prouve, rugit-il dans un subit éclat de fureur, que vous êtes le plus répugnant imposteur de Londres ! Un journaliste de l’espèce la plus vile, la plus rampante, et qui n’a pas plus de science que de décence !

Il s’était dressé sur ses pieds ; une rage folle étincelait dans son regard. Même à ce moment de tension entre tous, je trouvai le temps de m’étonner parce que je découvrais qu’il était de petite taille : sa tête me venait à l’épaule. Le professeur était une sorte d’Hercule rabougri dont la vitalité sensationnelle s’était réfugiée dans la profondeur, dans la largeur, et dans le cerveau.

« Du baragouin ! s’écria-t-il en se penchant toujours plus en avant, avec sa figure et ses doigts projetés vers moi.