Pourtant, cette masse existe. Donc, cette anomalie invisible de la surface terrestre doit être compensée par une autre anomalie. Or, nous avons la chance que précisément cette anomalie compensatrice soit visible ; si visible, même, qu'elle a depuis longtemps sauté aux yeux des géologues et géographes. C'est la bizarre répartition des terres émergées et des mers, qui partage à peu près notre globe en un « hémisphère des terres » et un « hémisphère des mers ».

Il prit sur une étagère un globe terrestre et le posa sur la table.

– Voici le principe de mes calculs. Je trace d'abord ce parallèle – entre 50 et 52o de latitude Nord. C'est celui qui parcourt la plus grande longueur de terres émergées ; il traverse le sud du Canada, puis tout le vieux continent depuis le sud de l'Angleterre jusqu'à l'île Sakhaline. Je trace maintenant le méridien qui traverse la plus grande longueur de terres émergées. Il se trouve entre le 20e et le 28e degré de longitude Est et traverse l'ancien monde à peu près du Spitzberg à l'Afrique du Sud. Je lui laisse cette marge de 8 degrés, parce qu'on peut tenir compte de la Méditerranée comme mer proprement dite ou comme simple enclave maritime dans le continent. D'après certaines traditions, il faudrait faire passer ce méridien exactement par la Grande pyramide de Chéops. Peu importe pour le principe. La jonction de ces deux lignes, vous le voyez, se fait quelque part en Pologne orientale, en Ukraine ou en Russie blanche, dans le quadrilatère Varsovie-Cracovie-Minsk-Kiev...

– Merveilleux ! s'écria Cicoria, le tailleur hégélien. Je comprends ! Comme l'île cherchée a sûrement une superficie plus grande que ce quadrilatère, l'approximation est suffisante. Le Mont Analogue se trouve donc aux antipodes de cette région, ce qui le situe, attendez que je calcule un peu..., là, au sud-est de la Tasmanie et au sud-ouest de la Nouvelle-Zélande, à l'est de l'île Aukland.

– Bien raisonné, dit Sogol, bien raisonné, mais un peu trop vite. Ce serait exact si les terres émergées avaient une épaisseur uniforme. Mais supposons que nous découpions, sur un planisphère en relief, l'ensemble de ces grandes masses continentales, et que nous suspendions le tout par une ficelle fixée dans le quadrilatère central. Il est à prévoir que les grandes masses montagneuses américaines, eurasiatiques et africaines, presque toutes situées plus bas que le 50e parallèle, vont faire pencher fortement le planisphère du côté du Sud. Le poids de l'Himalaya, des monts de Mongolie et des massifs africains va même peut-être l'emporter sur les montagnes américaines et faire pencher la balance quelque peu vers l'Est – mais je ne le saurai qu'après des calculs plus minutieux. Il faut donc déplacer le centre de gravité des terres émergées fortement vers le Sud, et peut-être un peu vers l'Est. Cela peut nous mener vers les Balkans, ou même jusqu'à l'Egypte, ou vers la Chaldée, vers le lieu de l'Eden biblique, mais ne présumons de rien. De toute façon, le Mont Analogue reste dans le Pacifique Sud. Je vous demande encore quelques jours pour mettre mes calculs au point d'une façon définitive. Ensuite, il nous faudra quelque temps pour les préparatifs – tant pour ceux de l'expédition que pour permettre à chacun d'arranger ses affaires personnelles en vue de ce long voyage. Je propose de fixer le départ vers les premiers jours d'octobre ; cela nous laisse deux bons mois devant nous, et ainsi nous arriverons dans le Pacifique Sud en novembre, c'est-à-dire au printemps.

» Restent à régler une foule de problèmes secondaires, mais non sans importance. Par exemple, les moyens matériels de l'expédition.

Arthur Beaver dit rapidement :

– Mon yatch Impossible est un bon petit bateau, il a fait le tour du monde, il nous mènera bien jusque-là. Quant à l'argent nécessaire, on verra cela ensemble, mais dès maintenant, je suis certain qu'on aura tout ce qu'il faudra.

– Pour ces bonnes paroles, dit le Père Sogol, vous aurez droit, mon cher Arthur, au titre de « Rédempteur des milliardaires ». N'empêche que nous aurons du travail. Il faudra que chacun y mette du sien. Fixons, si vous voulez bien, notre prochaine entrevue à dimanche prochain, à deux heures. Je vous communiquerai le résultat de mes derniers calculs, et nous tracerons un plan d'action.

Là-dessus, on but un verre ou deux, on fuma une cigarette, et, par la lucarne et la corde, chacun s'en alla, tout songeur, de son côté.

 

Rien d'indispensable à rapporter ne se passa dans la semaine suivante. Sauf, pourtant, quelques lettres. D'abord un petit mot mélancolique du poète Alphonse Camard, qui regrettait que son état de santé ne lui permît pas, tout bien pesé, de nous accompagner. Il voulait pourtant participer à l'expédition à sa manière, et pour cela m'envoyait quelques « Chansons de route des montagnards » grâce auxquelles, disait-il, « sa pensée nous suivrait dans cette magnifique aventure ».