Quelque part sur la Terre existe un territoire d'au moins plusieurs milliers de kilomètres de tour, sur lequel s'élève le Mont Analogue. Le soubassement de ce territoire est formé de matériaux qui ont la propriété de courber l'espace autour d'eux de telle manière que toute cette région est enfermée dans une coque d'espace courbe. D'où viennent ces matériaux ? Ont-ils une origine extra-terrestre ? Viennent-ils de ces régions centrales de la Terre, dont nous connaissons si peu la nature physique que, tout ce que nous pouvons dire, c'est, d'après les géologues, qu'aucune matière n'y peut exister ni à l'état solide, ni à l'état liquide, ni à l'état gazeux ? Je ne sais pas, mais nous l'apprendrons sur place, tôt ou tard. Ce que je puis encore déduire, par ailleurs, c'est que cette coque ne peut pas être complètement fermée ; elle doit être ouverte par en haut, afin de recevoir les radiations de toutes sortes, venant des astres, nécessaires à la vie d'hommes ordinaires ; elle doit aussi englober une masse importante de la planète, et sans doute même s'ouvrir vers son centre, pour une raison semblable.

(Il se leva pour jeter un croquis sur un tableau noir.)

» Voici, schématiquement, comment nous pouvons nous représenter cet espace ; les lignes que je trace représentent ce que seraient les trajets de rayons lumineux, par exemple ; vous voyez que ces lignes directrices s'épanouissent en quelque sorte dans le ciel, où elles se rejoignent à l'espace général de notre cosmos. Cet épanouissement doit se produire à une hauteur telle – bien supérieure à l'épaisseur de l'atmosphère – qu'il ne faut pas songer à pénétrer dans la « coque » par en haut, en avion ou en ballon.

 

 

» Si maintenant nous figurons le territoire en plan horizontal, nous avons ce schéma. Remarquez que la région même du Mont Analogue ne doit offrir aucune anomalie spatiale sensible, puisque des êtres tels que nous doivent pouvoir y subsister. Il s'agit d'un anneau de courbure, plus ou moins large, impénétrable, qui, à une certaine distance, entoure le pays d'un rempart invisible, intangible ; grâce auquel, en somme, tout se passe comme si le Mont Analogue n'existait pas. Supposant – je vous dirai tout à l'heure pourquoi – que le territoire cherché soit une île, je représente ici les trajets d'un navire allant de A en B. Nous sommes sur ce navire. En B est un phare. Du point A, je braque une lunette dans la direction de la marche du navire ; je vois le phare B, dont la lumière a contourné le Mont Analogue, et je ne me douterai jamais qu'entre le phare et moi s'étend une île couverte de hautes montagnes. Je poursuis ma route. La courbure de l'espace dévie la lumière des étoiles et aussi les lignes de force du champ magnétique terrestre, si bien que, naviguant avec le sextant et la boussole, je serai toujours persuadé que je vais en ligne droite. Sans que le gouvernail ait à bouger, mon navire, se courbant lui-même avec tout ce qui est à bord, épousera le contour que j'ai tracé sur le schéma de A à B. Donc, cette île pourrait avoir les dimensions de l'Australie, qu'il est tout à fait compréhensible, maintenant, que personne ne se soit jamais avisé de son existence. Vous voyez ?

Miss Pancake devint soudain pâle de joie.

– Mais c'est l'histoire de Merlin dans son cercle enchanté ! J'ai toujours été convaincue, en effet, que cette stupide histoire avec Viviane avait été inventée après coup par des allégoristes qui ne comprenaient plus rien. C'est par sa nature même qu'il est dissimulé à nos yeux, dans son enceinte invisible et qui se trouve n'importe où.

Sogol se tut quelques secondes, pour montrer qu'il appréciait vivement cet à-propos.

– Oui, dit alors Mr. Beaver, mais votre capitaine, il va bien remarquer, un jour ou l'autre, que, pour aller de A à B, il a consommé plus de charbon qu'il n'était à prévoir ?

– Nullement, car en suivant la courbure de l'espace, le navire s'allonge proportionnellement à cette courbure ; c'est mathématique. Les machines s'allongent, chaque morceau de charbon s'allonge...

– Oh ! j'ai compris ; en effet, tout revient au même. Mais alors, comment pourra-t-on jamais pénétrer dans l'île, à supposer qu'on en ait pu déterminer la position géographique ?

– Cela, c'était la deuxième question à résoudre. J'y suis parvenu en suivant toujours le même principe de méthode, qui consiste à supposer le problème résolu et à déduire de là toutes les conséquences qui en découlent logiquement. Cette méthode, je vous le dis en passant, m'a toujours réussi, dans tous les domaines.

» Pour trouver le moyen de pénétrer dans l'île, il faut poser en principe, comme nous l'avons déjà fait, la possibilité, et même la nécessité d'y pénétrer. La seule hypothèse admissible est que la « coque de courbure » qui entoure l'île n'est pas absolument – c'est-à-dire toujours, partout et pour tous – infranchissable. A certain moment et à certain endroit, certaines personnes (celles qui savent et qui veulent) peuvent entrer. Le moment privilégié que nous cherchons doit être déterminé par un étalon de mesure du temps qui soit commun au Mont Analogue et au reste du monde ; donc par une horloge naturelle et, très probablement, par le cours du Soleil. Cette hypothèse est fortement appuyée par certaines considérations analogiques, et ce qui la confirme, c'est qu'elle résout une autre difficulté. Reportez-vous à mon premier schéma. Vous voyez que les lignes de courbure vont s'épanouir assez haut dans l'espace. Comment donc le Soleil, dans sa course diurne, pourrait-il envoyer continuellement ses radiations à l'île ? Il faut admettre que le Soleil a la propriété de « décourber » l'espace qui entoure l'île. Donc, à son lever et à son coucher, il doit, en quelque sorte, faire un trou dans la coque, et par ce trou nous entrerons !

Nous restâmes tous stupéfaits devant l'audace et la force logique de cette déduction. Tous se taisaient, et tous étaient convaincus.

– Il y a pourtant là, poursuivit Sogol, quelques points théoriques qui me restent obscurs ; je ne puis pas dire que je me représente parfaitement la liaison entre le Soleil et le Mont Analogue. Mais, pratiquement, il n'y a pas de doute. Il suffit de se poster à l'orient ou à l'occident du Mont Analogue (exactement à l'est ou à l'ouest, si c'est au moment d'un solstice), et d'attendre, selon le cas, le lever ou le coucher du Soleil. Alors, pendant quelques minutes – tant que le disque solaire n'aura pas quitté l'horizon –, la porte sera ouverte et, je le répète, nous entrerons !

» Il est déjà tard. Je vous expliquerai un autre jour (pendant la traversée, par exemple) pourquoi c'est par l'ouest et non par l'est qu'il est possible d'entrer : c'est à la fois pour une raison symbolique et à cause du courant d'air. Il nous reste à examiner la troisième question : où est située l'île ?

» Suivons toujours la même méthode. Une masse de matériaux lourds telle que celle du Mont Analogue et de sa substructure devrait provoquer dans les divers mouvements de la planète des anomalies perceptibles – plus importantes, d'après mes calculs, que les quelques anomalies observées jusqu'ici.