Il y en avait de tous les tons et pour toutes les circonstances alpines. Je vous citerai celle que j'ai le plus goûtée – bien que, sans doute, si vous n'avez jamais connu les petites misères en question, vous alliez trouver cela stupide. C'est en effet stupide, mais, comme on dit, il faut de tout pour faire un monde.

 

Complainte des alpinistes

malchanceux.

 

Le thé sent l'aluminium, douze paillasses pour trente hommes, c'est vrai que ça tenait chaud, mais ils sont partis plus tôt, dans l'air en lames de rasoir, entre le blanc et le noir.

Ma montre s'est arrêtée, la tienne s'est embrouillée, on est tout gluants de miel, y a des grumeaux dans le ciel, on part qu'il fait jour déjà, le névé jaunit déjà, les cailloux pleuvent déjà, y a du froid dans la main lourde, y a du pétrole dans la gourde, y a de la gourde dans les doigts, et la corde a des raideurs d'hérisson de ramoneur.

La cabane était puceuse, et disgracieux les ronfleurs, j'ai la gelure à l'esgourde, tu as l'air d'une macreuse, je n'ai pas assez de poches, tu retrouves ma boussole dans un noyau de pruneau, j'ai oublié mon couteau, mais tu as ta brosse à dents.

Y a vingt-cinq-mille heures qu'on monte, et on est toujours en bas, empâtés de chocolat, nous taillochons le verglas, nous grippons dans du fromage, y a de l'âcreur dans le nuage, on y voit blanc à deux pas.

Halte un peu qu'on se ménage, voilà mon sac qui s'ébat, en me décrochant le cœur ; il gambade vers l'en-bas, y a des trous plus noirs que verts, des glouglous, des chemins de fer, dix mille sacs sur la moraine, des faux sacs et des vrais trous, et des sales gros croquenjambes ; enfin voilà mon schaos, mets ta bouillie sur mon dos, mutissons-nous de noyaux de prudence et de pruneaux.

La rimaie va crever de rire, nous enfonçons jusqu'aux barbes, voilà l'espace qui grésille, on s'est crompé de touloir, nos genoux claquent des dents, le gendarme se défend, j'ai un bloc dans la mémoire, un surplomb dans l'estomac, on ne peut plus dire que soif, et j'ai deux gros doigts vert pâle.

On n'a pas vu le sommet, sauf la boîte de sardines, on coinçait tous les rappels, on passait sa vie entière à démêler la ficelle. On est tombé dans des vaches. – « Z'avez fait une jolie course ? » – « Epatante, Monsieur, mais dure ».

 

Je reçus aussi une lettre d'Emile Gorge, le journaliste. Il avait promis à un ami de le rejoindre dans l'Oisans au mois d'août, pour faire avec lui la descente du Pic central de la Meije par le versant méridional – on sait qu'une pierre lâchée de ce sommet vers le sud met 5 ou 6 secondes avant de toucher le rocher –, après quoi il devait faire un reportage au Tyrol, mais il ne voulait pas que nous retardions notre départ à cause de lui, et d'ailleurs, restant à Paris, il s'offrait à placer dans des journaux tous les récits que nous voudrions lui envoyer de notre voyage.

De son côté, Sogol avait reçu une très longue et très émouvante, et vibrante, et pathétique missive de Julie Bonasse, déchirée entre le désir de nous suivre et son Art à servir ; – c'était le plus cruel sacrifice que le dieu jaloux du Théâtre lui eût jamais demandé... et peut-être se serait-elle révoltée, aurait-elle suivi son penchant égoïste, mais que seraient devenus ses pauvres chers petits amis dont elle avait entrepris de soigner les âmes souffrantes ?

– Quoi ? m'avait dit Sogol après m'avoir lu cette lettre, cela ne vous tire pas les larmes des yeux ? Vous êtes donc tellement endurci, que votre cœur ne fond pas comme de la bougie ? Quant à moi, l'idée qu'elle hésitait peut-être encore m'a tellement ému que je lui ai aussitôt écrit, pour l'encourager à rester avec ses âmes et ses sublimités.

Enfin, Benito Cicoria lui avait aussi écrit. Un examen approfondi de sa lettre, qui avait douze pages, nous amena à cette conclusion qu'il avait décidé, lui aussi, de ne pas nous accompagner. Ses raisons étaient exposées en une série de « triades dialectiques » vraiment architecturale. Impossible de les résumer ; il faudrait pour cela suivre toute sa construction, et c'est un exercice dangereux. Je citerai une phrase au hasard : « Bien que la triade possible-impossible-aventure puisse être regardée comme immédiatement phénoménisable et donc comme phénoménisante par rapport à la première triade ontologique, elle ne l'est que sous la condition – à vrai dire épistémologique – d'un reversus dialectique dont le contenu prédiscursif n'est autre qu'une prise de position historique impliquant la réversibilité pratique de la procession ontologiquement orientée – implication que seuls les faits peuvent justifier. » Bien sûr, bien sûr.

En somme, quatre dégonfleurs, dirait le populaire. Nous restions huit. Sogol me confia qu'il s'était attendu à quelques lâchages. C'est même pour cela qu'il avait prétendu, lors de notre grande réunion, que ses calculs n'étaient pas achevés, alors qu'ils l'étaient. Il ne voulait pas que la position géographique exacte du Mont Analogue fût connue en dehors des membres de l'expédition. On verra plus tard que ces précautions étaient fort sages, et même qu'elles étaient insuffisantes ; si tout avait été exactement conforme aux déductions de Sogol, si un élément du problème ne lui avait pas échappé, cette insuffisance de précautions aurait pu aboutir à d'horribles catastrophes.

CHAPITRE TROISIÈME,

QUI EST

CELUI DE LA TRAVERSÉE

Marins improvisés. – La main à la pâte. – Détails historiques et psychologiques. – Mesure de la puissance de la pensée humaine. – Que nous pouvons compter tout au plus jusqu'à 4. – Expériences à l'appui. – Les vivres. – Potager portatif. – Symbiose artificielle. – Appareils chauffants. – La porte occidentale et la brise de mer. – Tâtonnements. – Si les glaciers sont des êtres vivants. – Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère. – La question de la monnaie.

 

Le 10 octobre suivant, nous nous embarquions sur l'Impossible. Nous étions huit, on s'en souvient : Arthur Beaver, propriétaire du yacht ; Pierre Sogol, le chef de l'expédition ; Ivan Lapse, le linguiste ; les frères Hans et Karl ; Judith Pancake, le peintre de haute montagne ; ma femme et moi. Il avait été convenu entre nous que nous ne dirions pas, dans nos entourages, le but exact de notre expédition ; car, ou bien on nous aurait jugés insensés, ou, plus probablement, on aurait cru que nous racontions des histoires pour dissimuler le vrai but de notre entreprise, sur lequel on aurait fait toutes sortes de suppositions. Nous avions annoncé que nous allions explorer quelques îles de l'Océanie, les montagnes de Bornéo et les Alpes australiennes. Chacun avait pris ses dispositions pour une longue absence d'Europe.

Arthur Beaver avait tenu à avertir son équipage que l'expédition serait longue et comporterait peut-être des risques. Il congédia et indemnisa ceux de ses hommes qui avaient femme et enfants, et ne garda que trois casse-cou, sans compter le « capitaine », un Irlandais, excellent navigateur, pour qui l'Impossible était devenu un second corps. Nous décidâmes tous les huit de remplacer les marins manquants, et c'était d'ailleurs la manière la plus intéressante d'employer le temps de la traversée.

Nous n'étions pas du tout faits pour être marins. Quelques-uns avaient le mal de mer. D'autres, qui ne se trouvaient jamais aussi maîtres de leurs corps que pendus au-dessus d'un abîme de rocs glacés, ne pouvaient supporter sans malaise les longues glissades du petit bateau sur les pentes liquides. Le chemin des plus hauts désirs passe souvent par l'indésirable.

L'Impossible, avec ses deux mâts, marchait à la voile chaque fois que le vent était favorable. Hans et Karl avaient fini par comprendre l'air, le vent et la toile avec leurs corps, comme ils comprenaient le rocher et la corde. Les deux femmes faisaient toutes sortes de miracles à la cuisine, le Père Sogol secondait le « capitaine », faisait le point, distribuait les tâches, nous aidait à attraper les tours de main et avait l'œil à tout. Arthur Beaver lavait le pont et veillait sur nos santés. Ivan Lapse s'initiait à la mécanique, et je devenais un soutier passable.

La nécessité d'un intense travail en commun nous avait liés les uns aux autres comme si nous eussions été une seule famille, et encore, une famille comme on en voit peu. Nous formions pourtant un assemblage de natures et de personnages assez disparates, et, à vrai dire, Ivan Lapse trouvait parfois que Miss Pancake manquait irrémédiablement du sens de la propriété des mots ; Hans me regardait d'un mauvais œil quand je prétendais parler des sciences dites « exactes », envers lesquelles il me jugeait irrespectueux ; Karl supportait difficilement de travailler aux côtés de Sogol qui, d'après lui, sentait le nègre lorsqu'il transpirait ; l'expression satisfaite du docteur Beaver, chaque fois qu'il mangeait du hareng, me rendait hargneux ; – mais ce cher Beaver, précisément, en tant que médecin et que maître du bord, veillait à ce qu'aucune infection ne se déclarât dans le corps ni dans le psychisme de l'expédition. Il arrivait toujours à point, avec une douce raillerie, lorsque deux d'entre nous commençaient à se trouver mutuellement des façons déplaisantes de marcher, de parler, de respirer ou de manger.

Si j'écrivais l'histoire comme on écrit communément l'histoire, ou comme chacun se raconte à soi-même son histoire, c'est-à-dire en notant seulement les moments les plus glorieux pour en faire une ligne continue imaginaire, je laisserais dans l'ombre ces petits détails, et je dirais que les huit tambours de nos cœurs résonnaient du matin au soir et du soir au matin sous les baguettes d'un même désir – ou quelque mensonge de ce genre. Mais le feu qui chauffe les désirs et qui éclaire les pensées ne durait jamais plus de quelques secondes consécutives ; le reste du temps, on tâchait de s'en souvenir.

Heureusement, les difficultés du travail quotidien, où chacun avait son rôle nécessaire, nous rappelaient que nous étions sur ce bateau de notre plein gré, que nous étions indispensables les uns aux autres, et que nous étions sur un bateau, c'est-à-dire dans une habitation temporaire, destinée à nous transporter ailleurs ; et si quelqu'un l'oubliait, un autre avait vite fait de le lui rappeler.

 

Le Père Sogol, à ce propos, nous avait raconté qu'il avait fait autrefois des expériences destinées à mesurer la puissance de la pensée humaine. Je rapporterai seulement ce que j'en ai saisi. Sur le moment, je m'étais demandé s'il fallait prendre tout cela à la lettre, et, toujours préoccupé de mes études favorites, j'avais admiré en Sogol un inventeur de « symboles abstraits » : une chose abstraite symbolisant une chose concrète, au rebours de la coutume. Mais, depuis, j'ai constaté que ces notions d'abstrait et de concret n'avaient pas grande signification, comme j'aurais dû l'apprendre en lisant Xénophane d'Elée ou même Shakespeare : une chose est ou n'est pas. Sogol, donc, avait essayé de « mesurer la pensée » ; non pas au sens où l'entendent les psychotechniciens et manieurs de tests, qui se bornent à comparer la manière dont un individu exerce telle ou telle activité (souvent, d'ailleurs, tout à fait étrangère à la pensée), avec la manière dont la moyenne des individus du même âge exerce la même activité. Il s'agissait de mesurer le pouvoir de la pensée en valeur absolue. « Ce pouvoir, disait Sogol, est arithmétique.