En effet, toute pensée est une capacité de saisir les divisions d'un tout ; or, les nombres ne sont pas autre chose que les divisions de l'unité, c'est-à-dire les divisions d'un tout absolument quelconque. J'observai donc, sur moi et sur d'autres, combien de nombres un homme peut réellement penser, c'est-à-dire se représenter sans les décomposer et sans les figurer ; combien de conséquences successives d'un principe il peut saisir à la fois, instantanément ; combien d'inclusions d'espèce en genre ; combien de relations de cause à effet, de fin à moyen ; et je ne trouvai jamais un nombre supérieur à 4. Et encore, ce nombre 4 correspondait à un effort exceptionnel, que je n'obtenais que rarement. La pensée de l'idiot s'arrêtait à 1, et la pensée ordinaire de la plupart des gens allait jusqu'à 2, parfois à 3, très rarement à 4. Je vais, si vous voulez bien, reprendre avec vous quelques-unes de ces expériences. Suivez-moi bien. »

Il est nécessaire, pour comprendre ce qui suit, de refaire en toute bonne foi les expériences proposées. Cela exige une certaine attention, de la patience et de la tranquillité.

Il poursuivait donc :

» 1) Je m'habille pour sortir ; 2) je sors pour aller prendre le train ; 3) je vais prendre le train pour aller à mon travail ; 4) je vais travailler pour gagner ma vie... ; essayez d'ajouter un cinquième chaînon, et je suis sûr que l'un des trois premiers, au moins, s'évanouira de votre pensée.

Nous fîmes l'expérience : c'était exact – et même un peu trop généreux.

– Prenez un autre type d'enchaînement : 1) le bouledogue est un chien ; 2) les chiens sont des mammifères ; 3) les mammifères sont des vertébrés ; 4) les vertébrés sont des animaux... ; je vais plus loin : les animaux sont des êtres vivants – mais voilà, j'ai déjà oublié le bouledogue ; si je me rappelle « bouledogue », j'oublie « vertébrés »... Dans tous les ordres de succession ou de division logiques, vous constaterez le même phénomène. Voilà pourquoi nous prenons constamment l'accident pour la substance, l'effet pour la cause, le moyen pour la fin, notre bateau pour une habitation permanente, notre corps ou notre intellect pour nous-même, et nous-même pour une chose éternelle.

 

Les cales du petit navire étaient remplies de provisions et d'instruments divers. Beaver avait étudié la question des vivres d'un esprit non seulement méthodique mais aussi inventif. Cinq tonnes de substances diverses devaient suffire à nous alimenter sainement tous les huit, plus les quatre hommes de l'équipage, pendant deux ans, en admettant que nous ne dussions trouver aucun ravitaillement en route. L'art de se nourrir est une partie importante de l'alpinisme, et le docteur l'avait porté à un haut degré de perfection. Beaver avait inventé un « potager portatif », ne pesant pas plus de cinq cents grammes ; c'était une boîte de mica renfermant une terre synthétique, où l'on semait certaines graines à croissance extrêmement rapide ; tous les deux jours, en moyenne, chacun de ces appareils produisait une ration de végétaux verts suffisante pour un homme – plus quelques petits champignons délicieux. Il avait essayé aussi de mettre à profit les méthodes modernes de culture des tissus (au lieu d'élever des bœufs, on pourrait, se disait-il, cultiver directement des biftecks, mais il n'avait abouti qu'à des installations lourdes et fragiles et à des produits écœurants, et il avait renoncé à ces tentatives. Mieux valait se passer de viande.

Avec l'aide de Hans, Beaver avait d'autre part perfectionné les appareils respiratoires et chauffants dont il s'était servi dans l'Himalaya. L'appareil respiratoire était très ingénieux. Un masque de tissu élastique était adapté au visage. L'air expiré était envoyé par un tube dans le « potager portatif » où la chlorophylle des jeunes végétaux, suractivée par les radiations ultra-violettes des hautes altitudes, s'emparait du carbone du gaz carbonique et restituait à l'homme de l'oxygène supplémentaire. Le jeu des poumons et l'élasticité du masque maintenaient une légère surcompression, et l'appareil était réglé pour assurer un taux optimum de gaz carbonique dans l'air inhalé. Les végétaux absorbaient aussi le surplus de vapeur d'eau expirée, et la chaleur de l'haleine activait leur croissance. Ainsi fonctionnait, à l'échelle individuelle, le cycle biologique végétal-animal, ce qui permettait une économie sensible d'aliments. Bref, on réalisait une espèce de symbiose artificielle entre l'animal et le végétal. Les autres aliments étaient concentrés sous forme de farine, huile solide, sucre, lait et fromage desséchés.

Pour les très hautes altitudes, nous nous étions munis de bouteilles d'oxygène et d'appareils respiratoires perfectionnés. Des discussions auxquelles ce matériel donna lieu, et du sort qu'il eut, je parlerai en temps opportun.

Le docteur Beaver avait autrefois inventé des vêtements chauffants à combustion catalytique interne, mais, après expérience, il avait constaté que de bons vêtements duvetés, avec des doublures pneumatiques, conservant la chaleur du corps, suffisaient pour marcher par les plus grands froids. Les appareils chauffants n'étaient vraiment nécessaires que pendant les bivouacs, et alors on utilisait les mêmes réchauds qui servaient à la cuisine, alimentés par de la naphtaline ; ce corps, facile à transporter, fournit beaucoup de chaleur sous un petit volume, pourvu qu'il soit brûlé dans un réchaud spécial assurant une combustion complète (et par conséquent inodore). Cependant, on ne savait pas jusqu'à quelles altitudes notre exploration nous mènerait, et, à tout hasard, on avait aussi emporté des vêtements chauffants à double doublure d'amiante platinée dans laquelle on insufflait de l'air chargé de vapeurs d'alcool.

Nous emportions aussi, bien entendu, tout le matériel ordinaire de l'alpiniste : souliers ferrés et clous de toutes espèces, cordes, pitons, marteaux, mousquetons, piolets, crampons, raquettes, skis et tout ce qui s'ensuit, sans compter les instruments d'observation, boussoles, clinomètres, altimètres, baromètres, thermomètres, télémètres, alidades, appareils photographiques et autres. Des armes aussi, fusils, carabines, revolvers, coutelas ; de la dynamite ; de quoi affronter, enfin, tous les obstacles prévisibles.

 

Sogol lui-même tenait le livre de bord. Je suis trop étranger aux choses maritimes pour parler des incidents de la navigation, qui furent, du reste, peu nombreux et sans grand intérêt. Partis de La Rochelle, nous fîmes escale aux Açores, à la Guadeloupe, à Colon et, le canal de Panama franchi, nous pénétrions dans le Pacifique sud au cours de la première semaine de novembre.

C'est un de ces jours-là que Sogol nous expliqua pourquoi il fallait chercher à pénétrer dans le continent invisible par l'ouest, au coucher du soleil, et non par l'est, au lever du soleil : c'est qu'alors, comme dans l'expérience de la chambre chaude de Franklin, un courant d'air froid, venant de la mer, devait se précipiter vers les couches inférieures, surchauffées, de l'atmosphère du Mont Analogue. On serait ainsi aspiré à l'intérieur, tandis qu'à l'aube et par l'est, on serait violemment repoussé. Ce résultat était d'ailleurs symboliquement à prévoir. Les civilisations, dans leur mouvement naturel de dégénérescence, se meuvent de l'est à l'ouest. Pour revenir aux sources, on devait aller en sens inverse.

Parvenus dans la région qui devait se trouver à l'ouest du Mont Analogue, il fallait un peu tâtonner. Nous croisions à petite vitesse, et, au moment où le disque du soleil allait toucher l'horizon, nous mettions le cap vers l'orient et nous attendions, respirant à peine, les yeux écarquillés et tendus, jusqu'à la disparition du soleil. La mer était belle. Mais l'attente était dure.