Des jours et des
jours se passèrent ainsi, avec chaque soir ces
quelques minutes d'espoir et d'interrogation.
Le doute et l'impatience commençaient à
montrer le bout de leurs nez à bord de
l'Impossible. Heureusement, Sogol nous avait
avertis que ces tâtonnements nous prendraient peut-être un mois ou deux.
On tenait bon. Souvent, pour occuper les
heures difficiles qui suivaient le crépuscule,
on racontait des histoires.
Je me souviens qu'un soir nous parlions des
légendes relatives aux montagnes. Il me semblait, disais-je, que la haute montagne était
beaucoup plus pauvre en légendes fantastiques que la mer ou la forêt, par exemple. Karl
expliquait cela à sa façon :
– Il n'y a pas de place dans la haute
montagne, disait-il, pour le fantastique, parce
que la réalité y est par elle-même plus
merveilleuse que tout ce que l'homme pourrait imaginer. Peut-on rêver de gnomes, de
géants, d'hydres, de catoblepas qui puissent
rivaliser en puissance et en mystère avec un
glacier, avec le moindre petit glacier ? Car les
glaciers sont des êtres vivants, puisque leur
matière se renouvelle par un processus périodique dans une forme à peu près permanente.
Le glacier est un être organisé : avec une tête,
qui est son névé, par où il broute la neige et
avale des débris de rocher, tête bien séparée
du reste du corps par la rimaie ; puis un
ventre énorme, où s'achève la transformation
de la neige en glace, ventre sillonné par des
crevasses profondes et par des rigoles, canaux
excréteurs du surplus d'eau ; et, à sa partie
inférieure, il rejette, sous forme de moraine,
les déchets de sa nourriture. Sa vie est
rythmée par les saisons. Il dort l'hiver et se
réveille au printemps, avec des craquements
et des éclatements. Certains glaciers se reproduisent même, par des procédés qui ne sont
guère plus primitifs que ceux des êtres unicellulaires, soit par conjonction et fusion, soit
par scission qui donne naissance à ce qu'on
appelle les glaciers régénérés.
– Je soupçonne là, disait Hans, une définition de la vie plus métaphysique que scientifique. Les êtres vivants se nourrissent par
des processus chimiques, tandis que la masse
du glacier ne se conserve que par des processus physiques et mécaniques : congélation et
fusion, compression et tiraillement.
– Très bien, répliquait Karl, mais vous
autres savants, qui cherchez justement, dans
l'étude des virus cristallisables, par exemple,
les formes de transition du physique au
chimique et du chimique au biologique, vous
devriez tirer beaucoup d'enseignements de
l'observation des glaciers. Peut-être la nature
a-t-elle fait là une première tentative pour
réaliser des êtres vivants par des procédés
exclusivement physiques.
– « Peut-être », dit Hans, « peut-être »
n'a aucun sens pour moi. Ce qui est certain,
c'est que la substance du glacier ne renferme
pas de carbone et que, par conséquent, elle
n'est pas une substance organique.
Ivan Lapse, qui aimait bien montrer sa
connaissance de toutes les littératures, interrompit :
– En tout cas, Karl a raison. Victor Hugo
a remarqué, en revenant du Rigi, qui, même
à son époque, n'était déjà pas bien haut, que
les spectacles des hauts sommets contrarient
violemment nos habitudes visuelles, si bien
que le naturel y prend des allures de surnaturel. Il prétend même qu'une raison humaine
moyenne ne peut pas supporter un tel dérangement de ses perceptions, et explique par
cela l'abondance de débiles mentaux dans les
régions alpestres.
– C'est vrai, c'est vrai, bien que cette
dernière supposition soit une bourde, dit
alors Arthur Beaver, et Miss Pancake m'a
montré hier soir quelques esquisses de paysages de haute montagne qui confirment ce que
vous dites...
Miss Pancake renversa sa tasse de thé et
s'agita maladroitement, pendant que Beaver
continuait :
– Mais vous vous trompez quand vous
dites que la haute montagne est pauvre en
légendes. J'en ai entendu d'assez étranges. Il
est vrai que ce n'était pas en Europe.
– Nous vous écoutons, dit aussitôt Sogol.
– Pas si vite, dit Beaver. Je vous raconterai volontiers une de ces histoires ; ceux qui
me l'ont racontée m'ont fait promettre de ne
pas dire d'où elle venait, et d'ailleurs cela
importe peu. Mais je voudrais la rapporter
aussi exactement que possible, et pour cela, il
faudra que je la reconstitue dans sa langue
originelle, et que notre ami Lapse m'aide
ensuite à vous la traduire. Demain après-midi, si vous voulez, je vous la dirai.
Le lendemain, après le déjeuner, le yacht
étant en panne sur une mer toujours tranquille, nous nous réunîmes pour écouter
l'histoire. En général, nous parlions entre
nous anglais, parfois français, car chacun
connaissait suffisamment les deux langues.
C'est en français qu'Ivan Lapse avait préféré
traduire la légende, et c'est lui-même qui en
fit la lecture.
Histoire des hommes-creux
et de la Rose-amère
Les hommes-creux habitent dans là pierre,
ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace ils se promènent comme
des bulles en forme d'hommes. Mais dans
l'air ils ne s'aventurent, car le vent les
emporterait.
Ils ont des maisons dans la pierre, dont les
murs sont faits de trous, et des tentes dans la
glace, dont la toile est faite de bulles. Le jour
ils restent dans la pierre, et la nuit errent dans
la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais
ne voient jamais le soleil, autrement ils éclateraient.
Ils ne mangent que du vide, ils mangent la
forme des cadavres, ils s'enivrent de mots
vides, de toutes les paroles vides que nous
autres nous prononçons.
Certaines gens disent qu'ils furent toujours
et seront toujours. D'autres disent qu'ils sont
des morts. Et d'autres disent que chaque
homme vivant a dans la montagne son
homme-creux, comme l'épée a son fourreau,
comme le pied a son empreinte, et qu'à la
mort ils se rejoignent.
Au village des Cent-maisons vivait le vieux
prêtre-magicien Kissé et sa femme Hulé-hulé.
Ils avaient deux fils, deux jumeaux que rien
ne distinguait, qui s'appelaient Mo et Ho. La
mère elle-même les confondait. Pour les
reconnaître, au jour de l'imposition des noms,
on avait mis à Mo un collier portant une
petite croix, à Ho un collier portant un petit
anneau.
Le vieux Kissé avait un grand souci silencieux. Selon la coutume, son fils aîné devait
lui succéder. Mais qui était son fils aîné ?
Avait-il même un fils aîné ?
A l'âge d'adolescence, Mo et Ho étaient de
finis montagnards. On les appelait les deux
Passe-partout.
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