Et Mo revivra
parmi nous. N'aie pas peur de tuer un
mort. »
Dans la glace bleue du Glacier limpide, Ho
regarde de tous ses yeux. Est-ce la lumière
qui joue, ou bien ses yeux qui se troublent, ou
voit-il bien ce qu'il voit ? Il voit des formes
argentées, comme des plongeurs huilés dans
l'eau, avec des jambes et des bras. Et voici
son frère Mo, sa forme creuse qui s'enfuit, et
mille hommes-creux le poursuivent, mais ils
ont peur de la lumière. La forme de Mo fuit
vers la lumière, elle monte dans un grand
sérac bleu, et tourne sur elle-même comme
pour chercher une porte.
Ho s'élance malgré son sang qui se caille et
malgré son cœur qui se fend, – il dit à son
sang, il dit à son cœur : « n'aie pas peur de
tuer un mort », – il frappe à la tête en
crevant la glace. La forme de Mo devient
immobile, Ho fend la glace du sérac, et entre
dans la forme de son frère, comme une épée
dans son fourreau, comme un pied dans son
empreinte. Il joue des coudes et se secoue, et
tire ses jambes du moule de glace. Et il
s'entend dire des paroles dans une langue
qu'il n'a jamais parlée. Il sent qu'il est Ho, et
qu'il est Mo en même temps. Tous les
souvenirs de Mo sont entrés dans sa
mémoire : avec le chemin du pic Troue-les-nues, et la demeure de la Rose-amère.
Avec au cou le cercle et la croix, il vient
près de Hulé-hulé : « Mère, tu n'auras plus
de peine à nous reconnaître, Mo et Ho sont
dans le même corps, je suis ton seul fils
Moho. »
Le vieux Kissé pleura deux larmes, son
visage se déplia. Mais un doute encore il
voulait trancher. Il dit à Moho : « Tu es mon
seul fils, Ho et Mo n'ont plus à se distinguer. »
Mais Moho lui dit avec certitude : « Maintenant je peux atteindre la Rose-amère. Mo
sait le chemin, Ho sait le geste à faire. Maître
de la peur, j'aurai la fleur de discernement. »
Il cueillit la fleur, il eut le savoir, et le vieux
Kissé put quitter ce monde.
Ce soir-là encore, le soleil se coucha sans
nous ouvrir la porte d'un autre monde.
Une autre question nous avait beaucoup
préoccupés pendant ces jours d'attente. On
ne va pas dans un pays étranger, pour
acquérir quelque chose, sans une certaine
provision de monnaie. Les explorateurs
emportent en général avec eux, comme
moyen d'échange avec d'éventuels « sauvages » et « indigènes », toute sorte de camelote
et de pacotille, canifs, miroirs, articles de
Paris, rebuts du concours Lépine, bretelles à
poulies et fixe-chaussettes perfectionnés, colifichets, cretonnes, savonnettes, eau-de-vie,
vieux fusils, munitions anodines, saccharine,
képis, peignes, tabac, pipes, médailles et
grands cordons, – et je ne parle pas des
articles de piété. Comme il pouvait nous
arriver, au cours du voyage, et même peut-être à l'intérieur du continent, de rencontrer
des peuples appartenant à l'humanité ordinaire, nous nous étions munis de semblables
marchandises, pouvant servir de monnaie
d'échange. Mais dans nos relations avec les
êtres supérieurs du Mont Analogue, qu'est-ce
qui pourrait constituer une monnaie
d'échange ? Que possédions-nous qui eût
réellement de la valeur ? Avec quoi pouvait-on payer la nouvelle connaissance que nous
allions y chercher ? Allions-nous la mendier ?
Ou bien devrions-nous l'acquérir à crédit ?
Chacun faisait son inventaire, et chacun de
jour en jour se sentait plus pauvre, ne voyant
rien autour de lui ni en lui qui lui appartînt
réellement. Si bien qu'un soir ce furent huit
pauvres hommes ou femmes, démunis de
tout, qui regardèrent le soleil descendre sur
l'horizon.
CHAPITRE QUATRIÈME
OÙ L'ON ARRIVE,
ET OÙ LE PROBLÈME
DE LA MONNAIE
SE POSE EN TERMES PRÉCIS
Nous y voici. – Tout nouveau, rien d'étonnant. – Interrogatoire.
– Installation à Port-des-Singes. – Les vieux bateaux. – Le
système monétaire. – Le péradam, étalon de toute valeur. – Les
découragés du littoral. – Formation des colonies. – Occupations
passionnantes. – Métaphysique, sociologie, linguistique. –
Flore, faune et mythes. – Projets d'explorations et d'études. –
« Alors, quand partez-vous ? ». – Un vilain hibou. – La pluie
imprévue. – Simplifications dans l'équipement, extérieur et
intérieur. – Le premier péradam !
Une longue attente de l'inconnu use les
ressorts de la surprise. Nous voici installés
depuis trois jours seulement dans notre petite
maison provisoire de Port-des-Singes, sur les
rives du Mont Analogue, et tout nous est déjà
familier. De ma fenêtre, je vois l'Impossible au
mouillage dans une crique, et baie qui s'ouvre
sur un horizon pareil à tous les horizons
marins, sauf qu'avec le cours du soleil il
s'élève sensiblement du matin à midi puis
s'abaisse de midi jusqu'au soir, par un phénomène d'optique que Sogol, dans la chambre
voisine, se casse la tête à étudier. Comme j'ai
été chargé de tenir le journal de l'expédition,
j'essaie depuis l'aube de raconter sur le
papier notre arrivée sur le Continent. Je
n'arrive pas à rendre cette impression d'une
chose à la fois tout à fait extraordinaire et tout
à fait évidente, cette vitesse ahurissante de
déjà-vu... J'ai essayé d'utiliser les notes personnelles de mes compagnons, et elles m'aideront certainement. Je comptais aussi un
peu sur les photographies et les films que
Hans et Karl s'étaient proposé de prendre ;
mais au développement, aucune image n'apparaissait sur la couche sensible ; il était
impossible, avec le matériel ordinaire, de rien
photographier ici : autre problème d'optique
pour casser la tête de Sogol.
Il y a donc trois jours de cela, comme le
soleil allait encore une fois disparaître à
l'horizon et que nous lui tournions le dos,
tendus à l'avant du bateau, un vent sans
préliminaires se leva, ou plutôt une puissante
aspiration soudain nous tira en avant, l'espace se creusa devant nous, un vide sans
fond, un gouffre horizontal d'air et d'eau
impossiblement enlacés en cercles ; le bateau
craquait dans ses membrures et filait lancé
infailliblement le long d'une pente ascendante jusqu'au centre de l'abîme et tout à
coup il se trouva, doucement balancé, dans
une vaste et calme baie, devant la terre ! Le
rivage était assez près pour que nous puissions distinguer les arbres et les maisons ; au-dessus, des cultures, des forêts, des prairies,
des rochers, et au-dessus encore des plans et
des arrière-plans indéfinis de hauts pics et de
glaciers flambant rouges dans le crépuscule.
Une flottille de barques à dix rameurs – des
Européens, certainement, le torse nu et
bronzé – vint nous haler jusqu'à notre
mouillage. Il semblait bien que nous étions
attendus. Cela ressemblait fort à quelque
village de pêcheurs méditerranéen. Nous
n'étions pas dépaysés. Le chef de la flottille
nous conduisit en silence à une maison blanche, dans une pièce nue, carrelée de rouge, où
un homme en tenue montagnarde nous reçut
sur un tapis. Il parlait français parfaitement,
mais avec parfois le sourire intérieur de
quelqu'un qui trouve fort étranges les expressions qu'il doit employer pour se faire entendre.
1 comment