Il traduisait certainement, – sans hésitation et sans incorrection, mais il traduisait visiblement. Il nous interrogea l'un après l'autre. Chacune de ses questions, – pourtant toutes simples : qui étions-nous ? pourquoi venions-nous ? – nous prenait au dépourvu, nous perçait jusqu'aux entrailles. Qui êtes-vous ? Qui suis-je ? Nous ne pouvions pas lui répondre comme à un agent consulaire ou à un employé des douanes. Dire son nom, sa profession ? – qu'est-ce que cela signifie ? Mais qui es-tu ? Et qu'est-ce que tu es ? Les mots que nous prononcions – nous n'en avions pas d'autres – étaient sans vie, répugnants ou ridicules comme des cadavres. Nous savions que désormais, devant les guides du Mont Analogue, nous ne pourrions plus nous payer de mots. Sogol, courageusement, prit sur lui de raconter brièvement notre voyage.

L'homme qui nous accueillait était bien un guide. Toute autorité est en ce pays exercée par les guides de montagne, qui forment une classe distincte, et, en dehors de leur métier propre de guides, assument à tour de rôle les fonctions administratives indispensables dans les villages de la côte et de la basse montagne. Celui-ci nous donna les indications nécessaires sur le pays et sur ce que nous devions faire. Nous avions abordé dans une petite ville du littoral peuplée d'Européens, Français pour la plupart. Il n'y a pas ici d'indigènes. Tous les habitants sont venus d'ailleurs, des quatre coins du monde, comme nous, et chaque nation a sur la côte sa petite colonie. Comment se faisait-il que nous fussions tombés précisément sur cette ville, appelée Port-des-Singes, peuplée d'Européens occidentaux comme nous ? Nous devions comprendre plus tard que ce n'était pas par hasard, et que le vent qui nous avait aspirés et conduits là n'était pas un vent naturel et fortuit, mais qu'il avait soufflé selon une volonté. Et pourquoi ce nom de Port-des-Singes, alors qu'il n'y avait pas un seul quadrumane dans la région ? Je ne sais pas trop, mais cette appellation faisait ressurgir en moi, peu plaisamment, tout mon héritage d'Occidental du XXe siècle, – curieux, imitateur, impudique et agité. Notre port d'arrivée ne pouvait être que Port-des-Singes. Nous devrions, de là, gagner par nos propres moyens les chalets de la Base, à deux jours de marche dans les hauts pâturages, où nous rencontrerions le guide qui pourrait nous conduire plus haut. Il nous fallait donc rester quelques jours à Port-des-Singes pour préparer nos bagages et réunir une caravane de porteurs, car nous devions emporter à la Base assez de provisions pour un très long séjour. Nous fûmes conduits à une petite maison très propre et très sommairement aménagée, où chacun de nous avait une sorte de cellule qu'il arrangea à son gré, et pourvue d'une salle commune, avec un âtre, où nous nous réunissions pour les repas et le soir pour tenir conseil.

Derrière la maison, un pic neigeux nous regardait par-dessus son épaule boisée. Devant s'ouvrait le port où se reposait notre bateau, dernier venu de la plus étrange marine qu'on pût voir. Dans les baies du rivage, des navires de tous temps et de tous pays s'alignaient en files serrées, les plus vieux encroûtés de sel, d'algues et de coquillages à ne plus être reconnaissables. Il y avait là des barques phéniciennes, des trirèmes, des galères, des caravelles, des goélettes ; deux bateaux à roues aussi, et même un vieil aviso mixte du siècle dernier, mais ces navires des époques récentes étaient très peu nombreux. Sur les plus anciens, nous pouvions rarement mettre des noms de type ou de pays. Et tous ces bâtiments abandonnés attendaient tranquillement la pétrification ou la digestion par la flore et la faune marine, la désagrégation et la dispersion de substance qui sont les fins dernières de toutes choses inertes, eussent-elles servi aux plus grands desseins.

 

Les deux premiers jours avaient été principalement occupés à transporter du yacht à notre maison notre cargaison de vivres et de matériel, à vérifier le bon état de toute chose et à commencer à préparer les charges que nous devions monter aux chalets de la Base, en deux étapes et en plusieurs voyages. A nous huit, avec l'aide du « capitaine » et des trois marins, tout cela se fit assez vite. Pour la première étape, qui demanderait une journée, il y avait un bon sentier et nous pourrions utiliser les grands ânes bruns et agiles du pays ; ensuite, tout devait être porté à dos d'hommes. Il avait donc fallu louer des ânes et engager des porteurs. Le problème de la monnaie, qui nous avait si fort préoccupés, avait été résolu, provisoirement du moins, dès notre arrivée. Le guide qui nous avait reçus nous avait remis, à titre d'avance, un sac des jetons métalliques qui servent ici aux échanges de biens et de services. Comme nous l'avions prévu, aucune de nos monnaies n'avait cours. Chaque nouvel arrivant, ou groupe d'arrivants, reçoit ainsi une certaine avance qui lui permet de couvrir ses premiers frais, et qu'il s'engage à rembourser pendant son séjour au continent du Mont Analogue. Mais comment rembourser ? Il y a plusieurs manières de rembourser, et comme cette question de la monnaie est à la base de toute l'existence humaine et de toute la vie sociale dans les colonies du littoral, je dois donner quelques détails à ce sujet.

On trouve ici, très rarement en basse montagne, plus fréquemment à mesure que l'on monte, une pierre limpide et d'une extrême dureté, sphérique et de grosseur variable, – un véritable cristal, mais, cas extraordinaire et inconnu sur le reste de la planète, un cristal courbe ! On l'appelle, dans le français de Port-des-Singes, péradam. Ivan Lapse reste perplexe sur la formation et le sens primitif de ce mot. Il peut signifier, selon lui, « plus dur que le diamant », et il l'est ; ou bien « père du diamant », et l'on dit que le diamant est en effet le produit de la dégénérescence du péradam par une sorte de quadrature du cercle ou plus exactement de cubature de la sphère ; ou encore le mot signifie-t-il « la pierre d'Adam », ayant quelque secrète et profonde connivence avec la nature originelle de l'homme. La limpidité de cette pierre est si grande, et son indice de réfraction si proche de celui de l'air malgré la grande densité du cristal, que l'œil non prévenu la perçoit à peine ; mais à qui la cherche avec un désir sincère et un grand besoin, elle se révèle par l'éclat de ses feux semblables à ceux des gouttes de rosée. Le péradam est la seule substance, le seul corps matériel auquel les guides du Mont Analogue reconnaissent une valeur. Aussi est-il le gage de toute monnaie, comme l'or chez nous.

En vérité, le seul mode loyal et parfait de payer sa dette, c'est de la rembourser en péradams. Mais le péradam est rare, et difficiles, voire dangereux, sa quête et son ramassage, car souvent il faut aller l'extraire d'une fissure dans la paroi d'un précipice, ou le prendre au bord d'une crevasse sur une pente de glace vive où il est venu s'encastrer. Aussi, après des efforts qui parfois durent des années, bien des gens se découragent et redescendent sur la côte où ils cherchent des moyens plus faciles de payer leur dette ; celle-ci, en effet, peut être simplement remboursée en jetons, et ces jetons peuvent se gagner par tous les moyens ordinaires : les uns se font cultivateurs, d'autres artisans, d'autres débardeurs, et nous ne médirons pas d'eux, car c'est grâce à eux qu'il est possible d'acheter sur place des vivres, de louer des ânes et d'engager des porteurs.

– Et si l'on n'arrive pas à payer sa dette ? avait demandé Arthur Beaver.

– Quand vous élevez des poussins, lui fut-il répondu, vous leur avancez du grain qu'ils devront, devenus poules, vous rembourser en œufs. Mais lorsqu'une poulette, l'âge venu, ne pond pas, qu'en advient-il ?

Et chacun de nous avait silencieusement avalé sa salive.

 

Ce troisième jour de notre arrivée, tandis que je rédigeais ces notes, que Judith Pancake faisait quelques esquisses sur le pas de la porte et que Sogol s'évertuait à résoudre de difficiles problèmes d'optique, les cinq autres étaient sortis de divers côtés.