Ma femme était allée aux provisions, escortée de Hans et de Karl qui, chemin faisant, s'étaient livrés à un assaut dialectique très ardu à suivre, paraît-il, sur de cruelles questions métaphysiques et para-mathématiques ; il s'agissait surtout de la courbure du temps et de la courbure des nombres – y aurait-il une limite absolue à tout dénombrement d'objets réels et singuliers, après laquelle on retrouverait brusquement l'unité (disait Hans) ou la totalité (disait Karl) ? –, enfin ils étaient rentrés fort échauffés et sans s'être aperçus des kilos de victuailles qu'ils ramenaient sur leurs dos, légumes et fruits connus ou inconnus de nous, car les colons en avaient acclimaté de tous les continents, laitages, poisson, toutes sortes de nourritures fraîches bienvenues après un voyage en mer. Le sac de jetons était gros, on ne regardait pas trop à la dépense. Et puis, disait Lapse, il faut ce qu'il faut.

Lapse, lui, s'était promené dans la petite ville, bavardant avec tout un chacun afin d'étudier le parler et la vie sociale de l'endroit. Il nous en fit un rapport fort intéressant, mais ce qui s'est passé entre nous après le déjeuner m'ôte tout désir et tout moyen de vous en parler. Tout de même, si ! Je n'en ai guère envie, mais ce n'est pas pour mon plaisir que j'écris, et quelques détails ici peuvent vous être utiles. La vie économique, à Port-des-Singes, est fort simple, quoique animée ; à peu près ce qu'elle devait être dans une petite bourgade européenne avant le machinisme, car aucun moteur thermique ni électrique n'est admis dans le pays : tout usage de l'électricité y est interdit, ce qui nous surprit assez, dans un pays de montagnes. Interdit aussi l'usage des explosifs. La colonie, – française dans sa majorité, ai-je dit, – a ses églises, son conseil municipal, sa police ; mais toute autorité vient d'en haut, c'est-à-dire des guides de haute montagne, dont des délégués dirigent l'administration et la police municipales. Cette autorité est incontestée, car elle est fondée sur la possession des péradams ; or, les gens qui se sont fixés sur le littoral ne possèdent que des jetons, qui permettent les échanges indispensables à la vie des corps mais ne confèrent aucune puissance réelle. Encore une fois, ne médisons pas de ces gens qui, découragés par les difficultés de l'ascension, se sont installés sur le rivage et en basse montagne et s'y sont fait leur petite vie ; leurs enfants, au moins, grâce à eux, grâce au premier effort qu'ils ont fait pour venir jusqu'ici, n'ont pas ce voyage à faire. Ils naissent sur le rivage même du Mont Analogue, moins soumis aux néfastes influences des cultures dégénérées qui fleurissent nos continents, en contact avec les hommes de la montagne, et prêts, si le désir en eux se lève et si l'intelligence s'éveille, à entreprendre le grand voyage à partir du lieu où leurs parents l'ont abandonné.

La plus grande partie de la population, cependant, semblait avoir une origine différente. C'étaient les descendants des équipages – esclaves, marins de tous les temps – des navires conduits jusqu'à ces bords, depuis les siècles les plus lointains, par les chercheurs de la Montagne. Cela expliquait l'abondance, dans la colonie, de types étranges où l'on devinait des sangs africains, asiatiques, ou même de races disparues. Il fallait supposer, puisque les femmes avaient dû être rares parmi ces équipages de jadis, que la nature, par le jeu de ses lois harmoniques, avait peu à peu rétabli l'équilibre des sexes par un excès compensatoire de naissances féminines. Dans tout ce que je raconte là, il y a d'ailleurs beaucoup de suppositions.

D'après les rapports faits à Lapse par les gens de Port-des-Singes, la vie dans les autres colonies du littoral est fort semblable à celle-là, à cela près que dans chacune chaque nation et chaque race a apporté ses mœurs et coutumes propres, et sa langue. Les langues, cependant, depuis le temps immémorial des premiers arrivants, sous l'influence des guides qui ont une langue spéciale et malgré les apports nouveaux des colons contemporains, ont évolué d'une façon particulière, et le français de Port-des-Singes, par exemple, présente bien des singularités, avec des archaïsmes, des emprunts, et aussi des mots tout à fait nouveaux pour désigner des objets nouveaux, comme « péradam » que nous avons cité. Ces singularités devaient s'expliquer plus tard à mesure que nous prenions contact avec le langage des guides eux-mêmes.

Arthur Beaver, de son côté, avait étudié la flore et la faune de la région, et il revenait, rose vif, d'une longue marche dans la proche campagne. Le climat tempéré de Port-des-Singes favorise l'existence des végétaux et animaux de nos pays, mais on y rencontre aussi des espèces inconnues. Parmi celles-ci, les plus curieuses sont un liseron arborescent, dont la puissance de germination et de croissance est telle qu'on l'emploie – comme une dynamite lente – pour disloquer les rochers en vue de travaux de terrassement ; le lycoperdon incendiaire, grosse vesse-de-loup qui éclate en projetant au loin ses spores mûres et, quelques heures après, par l'effet d'une intense fermentation, prend feu subitement ; le buisson parlant, assez rare, sorte de sensitive dont les fruits forment des caisses de résonance de figures diverses, capables de produire tous les sons de la voix humaine sous le frottement des feuilles, et qui répètent comme des perroquets les mots qu'on prononce dans leur voisinage ; l'iule-cerceau, myriapode de près de deux mètres de long, qui, se courbant en cercle, se plaît à rouler à toute vitesse du haut en bas des pentes d'éboulis ; le lézard-cyclope, ressemblant à un caméléon, mais avec un œil frontal bien ouvert, tandis que les deux autres sont atrophiés, animal entouré d'un grand respect malgré son air de vieil héraldiste ; et citons enfin, parmi d'autres, la chenille aéronaute, sorte de ver à soie qui, par beau temps, gonfle en quelques heures, des gaz légers produits dans son intestin, une bulle volumineuse qui l'emporte dans les airs ; elle ne parvient jamais à l'état adulte, et se reproduit tout bêtement par parthénogenèse larvale.

Ces espèces étranges avaient-elles été importées en des temps très lointains par des colons venus de diverses parties de la planète, ou bien y avait-il des plantes et des animaux réellement indigènes sur le continent du Mont Analogue ? Beaver ne pouvait encore trancher la question. Un vieux Breton établi menuisier à Port-des-Singes lui avait raconté et chanté d'anciens mythes – mêlés, semblait-il, de légendes étrangères et d'enseignements venus des guides – qui touchaient au sujet. Les guides que nous interrogeâmes par la suite sur la valeur de ces mythes nous firent toujours des réponses d'apparence évasive ; « ils sont aussi vrais, nous dit l'un d'eux, que vos contes de fées et vos théories scientifiques » ; « un couteau, dit un autre, n'est ni vrai ni faux, mais celui qui l'empoigne par la lame est dans l'erreur ».

 

Un de ces mythes disait à peu près ceci :

 

« Au commencement, la Sphère et le Tétraèdre étaient unis en une seule Forme impensable, inimaginable. Concentration et Expansion mystérieusement unies en une seule Volonté qui ne voulait que soi.

Il y eut une séparation, mais l'Unique reste l'unique.

La Sphère fut l'Homme primordial, qui, voulant réaliser séparément tous ses désirs et possibilités, s'émietta en figure de toutes les espèces animales et des hommes d'aujourd'hui.

Le Tétraèdre fut la Plante primordiale, qui engendra de même tous les végétaux.

L'Animal, fermé à l'espace extérieur, se creuse et se ramifie intérieurement, poumons, intestins, pour recevoir la nourriture, se conserver et se perpétuer. La Plante, épanouie dans l'espace extérieur, se ramifie extérieurement pour pénétrer la nourriture, racines, feuillage.

Quelques-uns de leurs descendants hésitèrent, ou voulurent jouer sur les deux tableaux : ce furent les animaux-plantes qui peuplent les mers.

L'Homme reçut un souffle, et une lumière ; lui seul reçut cette lumière. Il voulut voir sa lumière et en jouir sous des figures multiples. Il fut chassé par la force de l'Unité. Lui seul fut chassé.

Il alla peupler les terres de l'En-dehors, peinant, se divisant et se multipliant par désir de voir sa propre lumière et d'en jouir.

Parfois un homme se soumet en son cœur, soumet le visible au voyant, et il cherche à revenir à son origine.

Il cherche, il trouve, il revient à son origine. »

 

L'étrange structure géologique du continent lui valait la plus grande variété de climats et l'on pouvait, paraît-il, à trois jours de marche de Port-des-Singes, trouver d'un côté la jungle tropicale, d'un autre des pays glaciaires, ailleurs la steppe, ailleurs le désert de sable ; chaque colonie s'était formée au lieu le plus conforme à sa terre natale.

Tout cela, pour Beaver, était à explorer. Karl se proposait d'étudier, les jours suivants, les origines asiatiques qu'il supposait aux mythes dont Beaver avait rapporté quelques échantillons. Hans et Sogol devaient installer sur une colline proche un petit observatoire d'où ils referaient sur les astres principaux, dans les conditions optiques particulières du pays, les mesures classiques de parallaxes, distances angulaires, passages au méridien, spectroscopie et autres, afin d'en déduire des notions précises sur les anomalies causées dans la perspective cosmique par la coque d'espace courbe entourant le Mont Analogue. Ivan Lapse tenait à poursuivre ses recherches linguistiques et sociologiques. Ma femme brûlait d'étudier la vie religieuse du pays, les altérations (et surtout, présupposait-elle, les purifications et les enrichissements) apportées dans les cultes par l'influence du Mont Analogue, – soit dans les dogmes, soit dans l'éthique, soit dans les rites, soit dans la musique liturgique, l'architecture et les autres arts religieux. Miss Pancake, en ces derniers domaines et spécialement ceux des arts plastiques, s'associerait à elle, tout en poursuivant son gros travail d'esquisses documentaires, qui avait pris soudain une importance considérable pour l'expédition depuis l'échec de toutes les tentatives photographiques. Quant à moi, j'espérais puiser dans les divers matériaux ainsi recueillis par mes compagnons de précieux éléments pour mes recherches sur la symbolique, sans négliger pour cela mon travail principal, qui était la rédaction de notre journal de voyage – ce journal de voyage qui devait se réduire finalement à ce récit que vous entendez.

Tout en nous livrant à ces recherches, nous entendions bien en profiter pour grossir notre stock de vivres, faire des affaires peut-être, – bref ce ne serait d'aucune manière du temps perdu.

– Alors, quand partez-vous ? cria une voix venant de la route, tandis qu'après le déjeuner nous parlions entre nous de tous ces passionnants projets.

C'était le guide délégué à Port-des-Singes qui nous avait interpellés, et sans attendre de réponse il continuait son chemin avec cet air de ne pas bouger qu'ont les montagnards.

Cela nous éveilla de nos rêves. Ainsi, avant même d'avoir fait les premiers pas, nous glissions déjà vers l'abandon, – oui, vers l'abandon, car c'était abandonner notre but et trahir notre parole que de passer une seule minute à satisfaire une curiosité inutile.